Chapitre 8
CLM critique du « tournant langagier » dans l’analyse des communications organisationnelles : comprendre et discuter
Pierre Delcambre[1]
Professeur émérite – Université de Lille
Gériico
Tout au long des articles publiés par CLM on trouve une position que ce chapitre voudrait clarifier, expliciter et étudier : il reproche à nombre de chercheurs et d’approches scientifiques de « réduire leur analyse aux phénomènes langagiers et discursifs » et, dès lors de construire une théorisation réductrice de ce que sont et les « communications organisationnelles » et les « formes organisationnelles ». J’ai voulu pour commencer ce chapitre extraire quelques citations qui montrent la « récurrence » de cette analyse, une des « petites musiques » répétées de CLM.
« Les approches de la sociologie du travail comme celles qui se sont attachées à étudier la progression du « droit à la parole »[2] dans les organisations ont rejoint la psycho-sociologie pour contribuer à réduire la communication d’entreprise à cette dimension… La réduction de la communication à la « prise de parole » (…) pose un a priori consensuel à toute analyse des communications sociales en posant que la condition minimale d’existence du lien social est un acte de langage entre des acteurs individuels et que cet acte de langage est au fondement des conventions sociales. » (Le Moënne, 1994, p.41-42)
« On ne peut réduire les pratiques et les formes sociales à des formes sémiotiques, même si elles sont évidemment symboliques : les objets et les organisations renferment mémoire et routines, intelligence et imaginaires, et les propagent avant même que ces formes soient énoncées ou désignées par ceux qui les adoptent et les propagent. De même les formes organisationnelles résultent d’une aptitude sociale à la coordination, au dessein intelligent, à la communication et à l’institutionnalisation qui n’est pas réductible aux discours et vraisemblablement les précèdent ». (Le Moënne, 2006, p.32)
« Il faut également dépasser l’idée que dans le fond la communication organisationnelle produirait des effets d’imitation, de propagation de formes, par des effets de propagations idéologiques ou de propagation symboliques ». (Le Moënne, 2012, p.8)
Il est rare que CLM « abandonne » une position : il la creuse plus souvent, selon les occasions qu’offrent telle ou telle thématique de colloque ou revue. On peut retrouver donc dans les tout-derniers textes que travaille cet ouvrage (2015, 2016) des « positions », des « thématiques » déjà présentes au début des années ١٩٩٠. Mais les collectifs de chercheurs sont eux aussi pris dans une « actualité de la recherche » et CLM aura plus d’occasion de retravailler telle ou telle position selon l’agenda collectif et ses lectures à nouveaux frais (cf. chapitre 1, §1.2).
Comme pour les autres chapitres de cet ouvrage, je travaillerai en deux temps.
Le premier est consacré à une relecture des textes de CLM en m’attachant à comprendre et faire comprendre quelles sont les postures épistémologiques et les analyses de CLM qui l’amènent à « porter le fer » contre certaines approches, qu’il estime dommageables au programme de recherche qu’il propose au collectif. Dans cette première partie, je relèverai les analyses que fait régulièrement CLM de phénomènes langagiers. Car sa critique du « réductionnisme » n’entraîne pas que cet auteur se refuse à une analyse documentée, appuyée sur des phénomènes langagiers. Ensuite, je reviendrai sur le programme « entre normes et formes » organisé et défendu par CLM à Rennes. Il n’est pas si simple de comprendre le sens que notre auteur donne à « forme », et qui l’amène à tenter de fixer des formules synthétiques pour populariser son approche théorique. Je voudrai montrer que la critique du « réductionnisme », ou du « tournant langagier » des recherches sur les communications organisationnelles se nourrit d’une approche de plus en plus « anthropologique », qui l’amène à vouloir théoriser l’intelligence collective dans le cours d’action, comprendre « pourquoi nous réussissons dans un monde si incertain », comme il aime à le dire dans certains textes, et à comprendre dans le même mouvement d’où vient la propagation des formes sociales (sémiotiques, organisationnelles, objectales) : si les organisations héritées sont altérées et disloquées, si les organisations voulues, installées ici ou là, sont éphémères, comment comprendre l’ampleur de phénomènes organisationnels observables ?
Le second temps est celui de la discussion. L’auteur de ces lignes a souvent discuté, dans le collectif Org&Co ou dans nos laboratoires respectifs (PREFics-Cersic à Rennes, Gériico à Lille) avec CLM, nourrissant des échanges textuels nombreux. Ici, c’est à partir de mes propres recherches, moi qui suis plus proche des recherches sur les « formes communicationnelles », moi qui entre « dans les organisations » par une analyse des échanges, de leurs formats, leurs équipements, sensible donc plus à la stabilité des formes d’échanges qu’à l’instabilité des formes organisationnelles… que je discuterai des points sensibles qui me font lire CLM, mais pointer les désaccords, parfois profonds, sur la manière de conduire un programme de recherche en « communications organisationnelles ».
Des questions de lexique
Mais avant de me lancer dans ce chapitre, je voudrai indiquer au lecteur toute une série de termes, parfois des concepts, qui peuvent être précisés pour entrer dans la compréhension de ce que Christian Le Moënne appellera globalement « discours » ou « langages » ou « formes sémiotiques ». Le titre de ce chapitre utilise un mot au sens large « formes langagières », Christian Le Moënne utilise plus souvent « formes sémiotiques ». J’évite pour ma part ce terme car il renvoie trop à l’une des disciplines scientifiques, la sémiotique ou sémiologie qu’empruntent nombre de chercheurs en sciences de l’information et de la communication. Le risque de cette formule « formes sémiotiques » est de faire oublier au lecteur des phénomènes langagiers de niveau plus petits ou plus grands ; plus petits comme les ensembles numériques, leur langage et leurs calculs, les interprétations auxquels ils donnent lieu ; plus larges comme les « discours », leur « polyphonie » (c’est-à-dire la multiplicité de fragments empruntés, qui produisent de « l’intertextualité »). La formule « formes langagières » pourrait avoir le mérite d’être plus large, de mieux prendre en compte ce que CLM analyse de fait[3].
Quels sont les phénomènes langagiers identifiés et travaillés par CLM ? La liste du vocabulaire qu’il utilise pour analyser les formes sémiotiques et pour construire sa critique de « la réduction des communications organisationnelles aux formes sémiotiques » est longue. Plutôt que de proposer une liste alphabétique, je mettrai les termes dans des séries par proximité.
Les « langages » sont aussi des « discours » (managériaux, patronaux, entrepreneuriaux), parfois « idéologie » qui colonise la « sphère publique ». Les « langages » sont souvent aussi des « formes sémiotiques », de nature textuelle – les cas les plus souvent cités peuvent être les « normes techniques », les « référentiels » – des « écritures » dit aussi parfois Christian Le Moënne quand il souligne la nécessité actuelle pour des organisations d’avoir une « politique des écritures ». Parfois le terme « traces » apparaîtra plutôt qu’écritures, car le lien avec les problématiques de traçabilité intéresse CLM. Mais l’analyse socio-économique et politique des évolutions de « l’info-communication organisationnelle » – un terme forgé par CLM et récurrent – l’amène aussi à reprendre la notion de « code » et de « signal », avec souvent une opposition entre « signal et sens ». Le traitement des signaux remontant du marché et des ventes est ainsi en rapport avec – élément de la « révolution numérique » – « l’information numérique ». Enfin on notera que Christian Le Moënne évite le terme de « conversation », concept des Canadiens issus de l’École de Montréal[4], et ne caractérise que peu de formes d’échanges, d’ « interactions ». Il préfère analyser ces « langages » sous l’angle de la « coordination » et de la « synchronisation » de l’action collective organisée.
1. Retour sur les textes de Christian Le Moënne : Pour une théorie non réductionniste des communications organisationnelles
Dans cette première partie, je voudrai éclairer différentes positions tenues par CLM au long de ses nombreux textes. CLM, le premier chapitre l’a souligné, aime débattre. On peut dire qu’il avance à la fois en construisant peu à peu un ensemble de positions et de théorisations qui lui sont propres, et en explicitant ses désaccords avec d’autres approches. Faire débat n’est pas simple : car il s’agit à la fois de débattre avec quelqu’un, en présence, comme dans les discussions suivant les interventions de collègues dans les multiples colloques organisés, et de situer un courant, une approche qu’on décrit pour s’en distancier. L’engagement dans la pensée qui débat suppose de trouver les mots pour expliciter ce qu’on « combat », ce avec quoi on « débat », et de trouver une relation courtoise qui permette que le débat soit « ouvert » sans se clore aussitôt par une dispute. CLM engagera d’autant plus les débats – une communauté scientifique est plurielle – qu’il vise à développer sa propre théorisation. Le titre que j’ai donné à cette première partie reprend un des termes le plus fréquemment utilisé par CLM pour critiquer des approches qu’il récuse : « réductionnisme ». Dire que certaines approches sont réductionnistes oblige dès lors à poser la complexité qu’on vise à défendre. Je voudrai montrer dans ce chapitre que c’est surtout à partir des textes de 2006-2008, avec le programme rennais « entre normes et formes » que CLM posera sa théorisation : il estime que pour analyser les « communications organisationnelles », ce que j’interpréterai ici comme « les formes de l’action organisée », il faut prendre en compte non seulement les « formes sémiotiques », mais aussi les « formes organisationnelles » et les « formes objectales » ; les prendre en compte, c’est-à-dire être capable de montrer comment elles sont « imbriquées ». Les chapitres précédents ont déjà exploré et explicité de nombreux éléments de cette théorisation. Ici je prendrai le temps de repérer ce que CLM fait avec « les langages ».
Pour cela je commencerai par mettre en lumière la manière dont CLM traite des phénomènes langagiers dans les analyses qu’il fait des transformations organisationnelles. Ensuite, je reviendrai sur le programme « Entre Normes et Formes » et sur l’approche théorique qui vise à penser à la fois les formes sémiotiques, les formes organisationnelles et les formes objectales. En conclusion je montrerai comment CLM « porte le fer » et engage la critique vis-à-vis de courants qu’il estime « réductionnistes ».
1.1 Quelle place accorder aux formes sémiotiques dans l’analyse de la communication organisationnelle ?
Pour éviter de trop nous perdre dans la multiplicité et la richesse des analyses de CLM, j’ai pris le parti de traiter successivement de phénomènes langagiers qui paraissent de nature différente : les discours, puis les écrits, ensuite les signaux et le sens, enfin les modèles. Ces différentes entrées par des phénomènes langagiers ouvrent à des questions et phénomènes organisationnels contemporains des recherches de CLM ; leur analyse fait avancer le travail théorique. Pour synthétiser ce qui va suivre, disons rapidement que…
(1) S’intéressant aux « discours managériaux », il s’interroge sur l’ampleur de l’idéologie managériale, mais se refuse à considérer que cette « colonisation de l’espace public » ait des effets directs sur les organisations. Il ne veut pas réduire les discours managériaux à une idéologie dont on mesurerait l’efficace ; il préfère comprendre la communication institutionnelle comme un moment de crise profonde du management.
(2) S’intéressant aux nombreux écrits présents dans les organisations, il estime que ces nombreux « investissements de forme » – une formule reprise à Laurent Thévenot – manifestent un processus fort pour mieux coordonner l’action. Nombre de ces écrits sont normatifs (comme les référentiels par exemple) et tentent de répondre à l’accroissement considérable des normes techniques ; ils sont donc un aspect central des phénomènes de qualité et d’évaluation, processus contributifs des communications organisationnelles des entreprises et administrations.
(3) Pourtant, observant des équipes au travail et l’évolution des professionnalismes, il met en lumière les transformations économiques d’un capitalisme rompant pour partie avec une politique industrielle de l’offre et visant à mettre la demande au centre des processus. Cette transformation s’appuie notamment sur de nouveaux équipements informatiques qui, de la distribution à la production, contribuent à la transformation des appareils productifs. Pour CLM une théorie de l’info-communication doit comprendre comment les « signaux » et leur logique organisationnelle supposent la mise en place de synchronisations. Or ces synchronisations ont à faire avec les équipes de production et leur management de proximité, qui ont à comprendre ce qui se passe pour répondre, par des phénomènes de coordination, en termes de « logique de sens ».
(4) Enfin, un autre objet langagier intéresse CLM dans son analyse des problèmes cognitifs liés à l’action collective et aux modifications incessantes du cours d’action et des organisations : ce sont les « modèles » qui se développent dans un marché de la consultance associé au « management stratégique ». Comment répondre aux aléas du cours d’action, peut-on modéliser l’action ou certains processus sans procéduraliser l’activité ? La modélisation est-elle forcément normative ? Ces questions, dans les années 2000-2005 étaient vivantes pour tous les chercheurs français proches du constructivisme de Jean-Louis Le Moigne. Ces questions montrent un CLM sensible aux difficultés que professionnels, managers et chercheurs doivent affronter pour penser et accompagner les évolutions des organisations, répondre aux évolutions du capitalisme néo-libéral et aux transformations communicationnelles et organisationnelles liées à la « révolution numérique ».
1.1.1 CLM contre une analyse réduisant les communications institutionnelles à de l’idéologie
Dès les premiers textes, on trouve chez l’auteur des critiques qui peuvent sembler très classiques à l’égard des « discours des acteurs ». Mais de quels acteurs s’agit-il ? Quelles sont ces critiques ?
On trouvera chez CLM une critique des mots et des catégories que les professionnels de la communication se sont attachés à développer : il s’agit là d’un aspect classique de la réflexion critique sociologique ou politiste sur le discours des acteurs. Ici les acteurs sont les « communicants » eux-mêmes, « professionnels de la communication » (leurs associations, les publications nombreuses de professionnels et de consultants dans les Éditions d’Organisation).
Ainsi 1994/4 il cite une vingtaine de termes désignant les formes de communication d’entreprise à côté de « communication globale ». « Les terminologies employées par les professionnels reflètent tout à la fois la grande diversité des conceptions et des techniques proposées sur le marché – et ainsi l’intense lutte qu’ils se livrent pour fixer les normes et promouvoir les services – mais également une grande confusion qui reflète l’état encore embryonnaire des conceptualisations managériales » (Le Moënne, 1994, p.32). Ces termes sont utilisés de façon variable et flottante en fonction de la formation et des stratégies des différentes catégories de professionnels et contribuent à maintenir un flou sur les compétences des uns et des autres. ». Sa critique s’adresse dès lors aussi aux chercheurs dont les travaux tentent d’établir des distinctions conceptuelles qu’il estime non fondées (ainsi en 2008, p.143-144, critiquant le terme d’« image de marque », il rejette les distinctions conceptuelles entre « image réelle » et « image symbolique », ou « image mentale », ou encore « image voulue, image réelle, image perçue »).
On peut dire que c’est en « politiste » qu’il développe cette critique, comme ici, très tôt « Les discours enchantés des « dircoms », des consultants et autres publicitaires, s’efforcent de faire la promotion de la « communication by smiling around » que Michel Crozier présentait en 1951 comme caractéristique du « New Deal » rooseveltien » (Le Moënne, 1994, p.50). Un exemple : il montre bien le lien entre les discours sur la communication (d’entreprise) et les « discours managériaux ». Ainsi, toujours à propos de « l’image de l’entreprise » il rappelle que le « capital image » d’une firme est une « notion définie par l’un des animateurs des services de communication du Medef comme l’un des principaux indicateurs de résultats avec les résultats financiers et l’état des ressources humaines (en note il en précise le nom : P.D’Humière « L’entreprise est un media », in Mediaspouvoirs n°1, 1985). Le « discours managérial » est en effet repérable dans des instances ou des lieux comme le Conseil National du Patronat Français, aujourd’hui le Medef, ou la « Trilatérale », les Conférences Macy ou plus tard la Société du Mont-Pèlerin[5]. La critique politiste de CLM est arrimée en SIC, à une époque où les analystes des médias retravaillent les textes de Jürgen Habermas et sa notion d’ « Espace public »[6]. En 1995 donc, il écrit p.146 « (…) les directions d’entreprise ont pris conscience assez récemment de ce que les organisations pour exister et durer doivent non seulement expliciter et faire partager des normes, des procédures et des règles formelles, mais également de l’imaginaire et des représentations susceptibles d’être partagées au-delà de ce qui les constitue formellement » et conclut : p.148 Cela revient à observer que, dans le fond, on a assisté en France ces dernières années à l’extension à la sphère publique dans son ensemble des normes professionnelles issues de la sphère entrepreneuriale. ». Interrogé 20 années plus tard par S. Gallot dans un texte s’adressant à un public canadien, CLM cherche à faire comprendre l’intérêt de s’appuyer sur le cas français pour comprendre les communications organisationnelles (Le Moënne, 2015, p. 130) « Ainsi à mesure qu’elle se délitait physiquement et organisationnellement, « l’Entreprise » prenait une dimension symbolique de plus en plus grande et devenait une thématique centrale des communications patronales et de tous leurs relais médiatiques (…) Dans le fond il s’agissait, pour les instances dirigeantes du patronat français, de tirer les conséquences des grands mouvements sociaux de la fin des années soixante, en relation étroite, d’ailleurs, avec les travaux et les réflexions menés à l’échelle mondiale par la Commission trilatérale, dont le prolongement en France passait par l’Institut de l’entreprise du CNPF ». C’est cette analyse qui l’amène à caractériser les discours entrepreneuriaux sur « l’Entreprise » – mais aussi le terme d’ « organisation » – comme un construit idéologique. CLM en 2015 toujours, « (…) l’organisation est une idéologie, idéologie managériale qui a émergé à partir du début du XXe siècle comme idéologie de l’efficacité et équivalente de la notion d’ordre. L’ère des organisateurs coïncide avec toutes les grandes idéologies de l’efficacité sociale selon des normes ».
On comprend mieux alors la critique qu’il adresse aux chercheurs qu’il caractérise comme « post-Althussériens[7]». Il décrit leur analyse ainsi : Cette analyse – celle que CLM fait d’une crise profonde des conceptions et des pratiques d’administration des entreprises, « une crise managériale majeure » – éclaire le phénomène d’une façon différente de celles qui le réduisent à n’être que l’instrument « modernisé » et décuplé dans son efficacité, de diffusion de l’idéologie bourgeoise capitaliste visant à masquer l’exploitation et l’oppression des salariés. Sans nier, évidemment, cette dimension, il faut observer cependant qu’elle restreint considérablement l’importance des mutations et bouleversements sociaux, culturels, économiques qui la sous-tendent et auxquels les milieux managériaux des entreprises essaient de faire face tout en contribuant à les impulser » (Le Moënne, 1994, p. 43). Enfin, et surtout, il estime que cette analyse est « réductrice » car elle refuse en réalité de « prendre la mesure de ce que les communications organisationnelles manifestaient : une solide crise managériale, crise des modèles et conceptions qui affectait non seulement le champ des entreprises, mais également et plus largement l’ensemble des institutions du capitalisme dans le contexte de l’émergence des TIC et de la mondialisation des flux ». (Ibid. p.132). Il estime donc que la crise managériale est aussi une crise conceptuelle, crise des modèles et des conceptions, marquée aussi par une faiblesse théorique et dès lors donnant lieu à un appel des instances dirigeantes du patronat pour que les chercheurs eux-aussi se mettent au travail d’intelligence de cette situation.
1.1.2 Langages, écritures : quelques analyses des communications et des collectifs au travail dans un nouveau moment du management
Si le politiste s’intéresse aux discours et aux idéologies qu’il étudie et connaît, l’homme de terrain de travail[8]a, comme beaucoup de chercheurs en SHS, accès au terrain par un repérage de documents, l’observation de situations. Les articles de CLM évoquent (et parfois même donnent à voir, comme en 1998) des traces, des documents, des écritures, on trouvera moins trace d’interactions (ces interactions qui sont fondamentales dans les travaux Montréalais).
Les observations de terrains qu’il a pu faire à propos de l’univers des communications d’entreprise et du management se sont mises en place dès les années 1980-2000[9], fortement marquées par l’émergence de la qualité : il étudie ce phénomène en le liant au développement de la communication institutionnelle[10]. Son analyse des formes du management de la qualité l’amène à être très critique à l’égard des chercheurs qui n’avaient pas vu venir les luttes entre la volonté régulatrice du gouvernement français, sous la première présidence de François Mitterrand, et le patronat : aux organisations soutenues par les lois Auroux du « droit d’expression des salariés en entreprise ont vite succédé les « cercles de qualité » et le management de la qualité. Cette analyse fonde sa critique à l’égard de nombre de courants scientifiques des années 1985-1990. Il critique notamment les sociologues qui ont cru que le droit à la parole était un élément d’une « démocratie d’entreprise » ; ce faisant ils réduisaient la communication d’entreprise à la participation (Le Moënne, 1994, p.41) :
« La réduction de la communication à la « prise de parole » va de pair avec la réduction de la démocratie à la « démocratie en organisation » (…) Elle pose ainsi un a priori consensuel à toute analyse des communications sociales en posant que la condition minimale d’existence du lien social est un acte de langage entre des acteurs individuels et que cet acte de langage est au fondement des conventions organisationnelles comme des conventions sociales. (Ibid., p.42).
Son analyse, les autres chapitres l’ont longuement explicitée, est que le monde productif, à l’ère du capitalisme managérial, réorganise les rapports entre distribution et production par une reconfiguration des rapports offre/demande dans une série d’économies, marchandes ou non. Il analyse le rôle nouveau de la demande, la possibilité d’une inversion des rapports offre/demande grâce à « l’information » (signaux, codes, TIC), et l’accompagnement de cette transformation par un discours qui légitime la demande (et l’usager). CLM analyse ce processus comme une crise profonde du management, une « dérégulation » ou « désinstitutionalisation » généralisée, avec l’émergence de formes organisationnelles nouvelles. Or entrer par la « Qualité », comme mise aux normes du cours d’action collectif, l’amène à repérer les traces, les écritures.
« À bien des égards ces pratiques professionnelles massivement émergentes d’écriture, de gestion des traces et des processus, des connaissances et des savoirs tacites ou explicites, s’inscrivent dans le développement de plus en plus différentié des logiques d’action professionnelles » (…) (Le Moënne, 2003, p.2).
Il reviendra sur cette analyse en l’élargissant : certes CLM pointe l’émergence d’un « nouveau professionnalisme » qui doit penser, voire procéduraliser les processus productifs et leurs « événements » (irrégularité des flux, pannes, erreurs), mais, en outre, il pense la complexité du processus productif où « coopèrent » comme ils peuvent, des hommes et des machines… « managés ».
« Dans ce contexte l’évaluation n’est pas seulement un dispositif de contrôle mais un dispositif in-formationnel (…) Il s’agit d’un dispositif d’information et de communication par l’injonction d’explicitation et de production de traces (…) mais également par la soumission de l’ensemble du processus à une logique de gestion par les normes qui sont des langages de pilotage de l’action permettant de coordonner et de synchroniser des ressources extrêmement nombreuses et hétérogènes en vue de projets parfois extrêmement éphémères. » (Le Moënne, 2010, p.8).
CLM ne comprend pas ces traces et écritures comme des documents, ce que d’autres chercheurs en sciences de l’information et de la communication feront (R. Pedauque 2007, B. Guyot 2009)[11], mais comme des « formes » : très tôt, pour faire cette analyse, il s’appuie sur le travail de Laurent Thévenot et sur son concept d’« investissement de forme ».
«(L. Thévenot) décrit ces dispositifs intellectuels comme des instruments pouvant être considérés comme ‘autant de formes qu’il s’agira de spécifier, de décrire pour rendre compte de l’éventail de ces différentes formes, outils, bordereaux, marques, consignes, formations, habitudes etc…’. A bien des égards, ces investissements de forme sont des instruments de pilotage de l’action, sinon langagiers, du moins fortement sémiotiques, c’est-à-dire dotés de signification conventionnelle définie dans le cadre contraint de l’organisation du travail. » (Le Moënne, 2013, §17).
Une autre citation est utile pour pointer la focale de l’analyse de CLM : ce qui l’intéresse est ce qui permet aux collectifs de se mettre au travail et de développer le « cours d’action organisé ».
« Ces « productions de formes » sont au fondement de ce qui permet la coopération et la coordination de l’action. Elles constituent l’essentiel des logiques de construction de légitimité, le fondement (« les référentiels ») des interprétations légitimes des actions en situation. Elles constituent l’essentiel, la plus grande part de l’information et de la communication organisationnelles. » (Le Moënne, 2007, p.221).
Le niveau de généralité qui intéresse CLM n’est pas « le secteur socio-économique » (la banque, l’industrie textile…) mais ce qui permet de repérer des « formes organisationnelles » (d’où la réflexion sur la « firme », « l’entreprise-projet » …). Une de ses analyses est que ces formes sont à la fois « héritées » et « voulues », instables, altérées et éphémères, mais une autre analyse est plus forte pour ce qui nous occupe ici : le cours d’action organisé est aussi pris entre « événement » (indésirable souvent) et intelligence collective pour y répondre. CLM est dès lors plus sensible à l’interprétation des situations, aux modèles de « réponse » mis en place avant l’événement. Il s’intéresse ainsi au travail conceptuel et cognitif : or ce travail est collectif… d’où son analyse de la coopération dans le cours d’action, comme dans les travaux de Philippe Zarifian, qu’il citera (Zarifian 1996) et invitera à des séances de travail du groupe Org&Co.
Pourtant il va prendre des distances vis-à-vis des analyses de Thévenot, non que le terme d’investissement de forme ne lui convienne pas[12], mais c’est que son ambition est de penser les transformations du cours d’action, et donc des communications organisationnelles, au moment de la dislocation des entreprises et de la « révolution numérique ». On retrouvera donc « logiquement » une distance critique à l’égard de Thévenot, celle de la critique du « réductionnisme ». De fait, CLM est systématique dans sa critique de la « réduction » des processus organisationnels à des processus « symboliques » et à de la « gestion symbolique », par la communication et les stratégies managériales de « communication institutionnelle ». Ici dans un texte très récent :
« Si une tentative importante de clarification s’est attachée à définir des « investissements de formes » (Thévenot, 1985), la tentation est grande de considérer que ceux-ci tiennent seulement en la production de référentiels permettant la coordination et la synchronisation dans l’action, l’explicitation de règles, de normes et de procédures. Ainsi, l’essentiel des analyses des processus organisationnels tendent à les penser comme des processus symboliques résultant de conventions implicites ou explicites considérées également, peu ou prou, comme des langages. De là les analyses des entreprises comme « lieux symboliques » (Degot, 1986) et les modalités de « gestion symbolique » des ressources qui ont tenté de rendre compte, à partir du milieu des années 80, de la contradiction entre la dislocation spatiale, physique, juridique, organisationnelle, des entreprises et leur existence symbolique de plus en plus manifeste et bruyante dans l’espace public, à mesure du développement des stratégies managériales de communication « institutionnelle. » (Le Moënne, 2015, p.143)
Pourtant ce qui pointe ici est une avancée théorique souhaitée par CLM autour du concept d’info-communication organisationnelle. Le lecteur aura peut-être noté le terme de « synchronisation » à côté du terme de « coordination ». Le concept de synchronisation arrive très tôt dans l’analyse de CLM. Et c’est ce concept qui lui permet de revenir sur les analyses de Thévenot et de s’interroger :
Les investissements de forme « contribuent à la mise en forme des organisations comme structure, littéralement spatiale, inscrites dans des lieux, dans des formes stables et possédant des ressources évaluables » (…) Mais qu’en est-il quand cette stabilité disparaît ? (…) Qu’en est-il quand les formes organisationnelles ne visent plus la coordination spatiale et l’ajustement mais la synchronisation ? » (Le Moënne, 2013, §17-20).
« Le « basculement du monde (réf M. Beaud note 17) auquel nous assistons est un basculement vers des logiques de synchronisation plutôt que de coordination spatiale et physique : nous sommes entrés dans un univers processuel, et un processus n’a ni intériorité ni extériorité, il se déroule selon des temporalités variées, des niveaux d’intensité, des discontinuités, des événements. » (Le Moënne, 2012, p.3).
Pour poursuivre notre compréhension de l’univers théorique de CLM et de ce qu’il fait du « langagier » ou du « sémiotique », il nous faut donc comprendre pourquoi la coordination humaine n’est pas l’alpha et l’oméga du travail collectif : les univers organisés sont humains donc faits d’hommes et de leurs machines ; le cours d’action peut aujourd’hui être dispersé, « disloqué », mais les temporalités accélérées des hommes et des machines doivent faire penser d’autres difficultés communicationnelles, celles liées à la synchronisation et à son articulation à la coordination.
1.1.3 Signaux et sens : leur place dans les processus de mise en forme des organisations. Formes sémiotiques, signaux et sens commun
Si on s’intéresse aux processus info-communicationnels dans leur aspect langagier, il est utile, pour comprendre la suite du travail de CLM, de revenir sur son usage des concepts de « signal » et de « sens » et sur la problématique de la « négociation d’un sens commun » qu’on retrouve souvent chez lui.
L’usage de ce couple de concepts est lié à l’interprétation qu’il fait du « Toyotisme »[13]. C’est la forme d’organisation qu’est le Toyotisme qui l’intéresse (Le Moënne, 1995, p.157) : un modèle fondé sur la demande, sur des stocks minimaux, sur un pilotage du déclenchement de la production par des signaux qui émanent non de la direction de la production, mais de la demande du client… Cela provoque une crise chez les organisateurs industriels à l’épistémologie spontanée mécaniste, techniciste et quantitative. Cette crise est liée à l’organisation du travail industriel et, nous retrouvons ici le chercheur travaillant sur l’info-communication, aux rapports difficiles entre deux « logiques » : la logique de l’information ne peut que s’installer en s’opposant à la logique de la communication, pour la configuration sociale-historique analysée. En effet la production à qualité totale, idéal utopique des organisateurs industriels « suppose de réaffecter aux opérateurs les plus près de la production une responsabilité fondamentale : percevoir, analyser, interpréter, évaluer, décider, agir. » … D’où la question-problème : « Comment déclencher l’action des opérateurs dans le respect des procédures par l’émission de signaux et accepter dans le même sens l’institution d’un espace communicationnel, d’un espace de négociation de sens ? (…) Dans ce paradigme (conception mécaniste de l’information, déjà chez Taylor) toute l’information doit être du signal. Le sens, par exemple les réflexions des opérateurs, fait bruit. Le problème est ainsi de réduire le bruit en réduisant le sens (…) Les signaux peuvent être techniques, comme ce semble être le point de vue de Taylor, ou culturels comme l’école des relations humaines le suggèrera. L’essentiel est que ce soit du signal, c’est-à-dire que cela déclenche les comportements voulus par les organisateurs dans l’espace-temps prévu par eux ».
CLM parle de ces phénomènes en termes de « logique », logiques d’action donc. Je pense important, pour la « logique de l’information », de bien percevoir que celle-ci s’appuie certes sur un appareillage technique, une transformation des machines, une numérisation (signaux et flux), mais que ce n’est pas la seule machine qui interprète le signal, ce sont les gens. L’interprétation renvoie donc aux apprentissages cognitifs collectifs. Pour la seconde, la logique de la communication, celle-ci est certes « voulue », stratégique : il s’agit pour les forces entrepreneuriales de construire le meilleur cadre d’interprétation (des signaux, des messages, des discours), le plus favorable aux transformations économiques de la production… ; mais elle est aussi dans le cours d’action des collectifs eux-mêmes, non prévue : elle suppose le travail collectif d’interprétation du sens (du sens qu’il est possible de donner aux « événements ») ; cette logique de communication est juste à construire comme anticipation ou modélisation, avec souvent des consultants. C’est dans cette perspective que CLM parle de « sens commun, sens négocié ».
Il y a donc bien deux « logiques », tout à la fois dans la conception managériale et chez les ingénieurs système : « Mais les deux perspectives sont à bien des égards contradictoires puisqu’elles supposent dans un cas une stricte normalisation-codification du contenu, une réduction de la polysémie et dans l’autre un travail sur les contextes qui subodore (comprenons : « suppose et laisse entendre ») que les contenus, le sens, ne puissent être strictement définis a priori et sont susceptibles de négociation et d’interprétation ».
Engagé dans une analyse des transformations organisationnelles et des logiques sociales et économiques qui les sous-tendent, CLM poursuit l’analyse : dans le cadre de la pensée communicationnelle des ingénieurs de production et du management, les deux logiques (logique d’information et logique de communication) ne peuvent que s’opposer et le management tente avec une mauvaise conceptualisation de « résoudre la quadrature du cercle ». « Ces logiques devraient être bousculées par l’irruption de la qualité totale si elles n’imprégnaient pas fondamentalement la culture de ceux qui sont sommés de la mettre en œuvre ». Comprenons que CLM estime que des innovations, de nouvelles machines, la « révolution informationnelle » devraient amener à penser autrement (« Les objets techniques nouveaux qui font irruption dans la sphère productive ne sont pas pensables, ni concevables, ni socialement intégrables dans les symboliques qui avaient permis l’intégration sociale des machines dans l’organisation précédente »). Or cela ne s’observe guère ; dès lors il estime que penser en termes anciens des formes nouvelles d’organisation et de socialité… c’est « vouloir résoudre la quadrature du cercle » (Ibid., p.159) : « C’est la tentative pour résoudre la quadrature de ce cercle qui est à l’origine de discours qui visent à mobiliser les opérateurs sur le sens et les valeurs, qui est à l’origine de la mise en place de procédures de gestion symbolique tendant à emporter l’adhésion et à essayer de créer des formes d’imaginaires communs ».
1.1.4 Le travail conceptuel nécessaire à l’action collective. La question de la modélisation
Pour clore ce premier moment d’exploration de la manière dont CLM se positionne, il me semble nécessaire donc de relever que ce dernier n’est pas dans une critique « ricanante » du travail intellectuel du management et des professionnels. Il pointe souvent que leur conceptualisation est encore inadaptée, que le travail conceptuel à réaliser est d’une grande complexité. Et pourtant, dit-il, une bonne pratique a besoin d’une bonne théorie ! Je soulignerai deux aspects complémentaires de sa position : engagé dans la réflexion épistémologique, il va associer la réflexion sur le travail cognitif collectif aux approches « constructivistes » travaillées à l’époque en France autour des travaux de Jean Louis Le Moigne et d’Alex Mucchielli ; mais cette réflexion est aussi celle d’un chercheur engagé auprès d’équipes et d’organisations, comme consultant.
Le constructivisme, cherchant à se différentier du positivisme et du subjectivisme, vise à proposer des règles précises pour élaborer des méthodes d’étude scientifique des phénomènes (Mucchielli, 2004). Il postule, dans ses principes, que la connaissance n’est pas un donné, mais une construction ; que cette connaissance est inachevée et ne peut donc prétendre être parfaite ; que la connaissance n’est que relative à ce qui convient pour l’action (« principe de la convenance de la connaissance plausible »).
CLM acceptait volontiers de se définir comme « constructiviste radical ». Que veut dire « constructiviste radical »[14] ? C’est un constructivisme (Le Moënne, 2007, p.219) qui lui fait penser les procédures, conceptions et règles comme des énoncés qui « conviennent » seulement là et pas ailleurs (elles sont « contingentes »). Les procédures et règles sont des aides à la décision et à la réflexion rompant avec le modèle transcendantal de la norme. De fait dans les années 2003-2006 CLM, revenant sur l’apport du constructivisme, cherchera à caractériser les différences fondamentales entre « logique de la vérité » (modèle normatif) et « logique de la convenance » (modélisation faible, située, anticipant l’événement pour transformer l’événement en aléa). Le professionnalisme, embarquant des consultants (dont on a pu voir le travail en 1998), est réflexif et vise à mettre en place des organisations éphémères mais répondant à des procédures, réponse aux aléas de l’action, au danger des situations de crise, à la problématique obligée de la qualité. Leur veille sur l’indésirable et sur l’amélioration procédurale en contexte de rigidités normatives-politiques amène les professionnels à organiser la coordination et la synchronisation de l’action. Comment distinguer ces pratiques réflexives et les recherches scientifiques ? CLM refuse régulièrement la « démarcation », la « séparation », le « dualisme » et insiste pour que l’on « dépasse le grand partage ». Les sciences… « comme pratiques sociales ont également, de façon de plus en plus massive, une fonction d’éclairage de l’action quotidienne dans les contextes de développement massifs des technologies de l’intelligence et de la gestion techno-bio-politique des populations » (Le Moënne, 2006, §47). Dès lors « Peut-on, et est-ce utile, de distinguer entre modèle technico-pratique et modèle scientifique ? ».
Dans un texte de 2003, non publié, Une problématique constructiviste peut-elle être appliquée à une étude de cas, il écrit « Je partirai de l’hypothèse qu’on ne peut pas aborder l’étude des pratiques, y compris pour les professionnels qui y sont engagés, si l’on ne fait pas dans le cours même de l’action des détours théoriques extrêmement importants. (…) p.6 « J’ai observé des équipes professionnelles qui travaillaient à faire des glossaires et des clarifications sémantiques très poussées, qui m’ont demandé des efforts de clarification théorique extrêmement importants », par exemple pour distinguer « normes procédurales » et « normes conventionnelles » (…)» Les professionnels sont confrontés à des problèmes de gestion des processus et de coordination qu’ils ne peuvent résoudre qu’à la condition de résoudre un certain nombre de problèmes théoriques et d’effectuer des clarifications conceptuelles et sémantiques importantes ».
Le travail de consultant de CLM était plus difficile à rendre explicite[15], dans le cadre historique de la discipline SIC en France. C’est dans un texte récent (2015/24) à destination d’un public canadien moins éloigné des pratiques de consultance, et interrogé par Sidonie Gallot, que CLM en parle : « Qu’est-ce qui explique cet intérêt pour les recherches sur les communications organisationnelles ? » ... « J’ai donc créé, avec un ami, une société d’études et de conseil en organisation et en communication, que j’ai dirigée pendant presque dix ans, ce qui m’a permis d’accumuler de nombreuses données et de connaître des terrains d’observation qui m’auraient autrement été difficiles d’accès. Je travaillais toujours dans cette entreprise lorsque Armand Mattelart m’a sollicité pour rejoindre l’équipe que celui-ci tentait de rassembler pour monter le secteur des… ». C’est cette expérience qui donne le texte de 1998 et la réflexion sur le professionnalisme d’équipe dans les organisations du secteur sanitaire et social. (Le Moënne, 1998, p.153-156).
Cette connaissance de terrains, ce travail conjoint avec les professionnels lui fait découvrir le travail difficile de pensée, mais aussi les formes à imaginer pour répondre aux problèmes posés par la situation. Ainsi « La démarche proposée, qui articulait des séquences de formation à contenu identique pour l’ensemble du personnel, était présentée comme une démarche « d’explicitation du professionnalisme d’équipe » par la formalisation de « référentiels d’action et d’évaluation » élaborés en commun, de leurs savoirs et savoirs-faire (…) Le résultat le plus spectaculaire de cette démarche est l’importance des documents écrits qui en résulte. » (Le Moënne, 1998, p.153-154).
Engagé dans un travail de pensée, CLM s’aperçoit bien que le travail collectif réflexif et le travail de transformation des processus et des cours d’action antérieurement institués passe par de nombreuses formes : le travail conceptuel si difficile s’appuie sur toute une série de formes qu’il estime, elles aussi, conceptuelles (Le Moënne, 2006 §10) et cela l’amène à critiquer une interprétation courante chez les chercheurs du « concept » comme base de « la théorie ». « S’impose aussi le fait que le concept, exprimé dans des langages et des discours consistants, est le seul noble et fiable instrument de la pensée, au détriment des autres mécanismes et modalités de signification, images, dessins, mais également objets, maquettes, jeux, simulations… pratiques sociales diverses. L’élitisme sous-jacent à ces points de vue néglige que les modalités sociales de signification de l’action ne sont pas seulement langagières mais des agencements de formes sémiotiques, organisationnelles et techniques perpétuellement recomposés sous l’effet des événements, discontinuités, informations ».
Voilà donc des termes qui s’imposent de plus en plus pour prendre une place prépondérante à partir des années 2006 : « formes sociales » : sémiotiques, organisationnelles, techniques/objectales.
Avec tous ces éléments, nous pouvons maintenant mieux comprendre et ce que propose CLM comme approche théorique, la place qu’il donne aux formes sémiotiques.
1.2 Le programme « Entre normes et formes » : formes sémiotiques, formes organisationnelles, formes objectales… imbriquées
Le titre de ce second moment reprend la formule du programme développé dès les années 2008 à Rennes[16].
1.2.1 « Formes », formes sociales et in-formation
Je voudrai revenir sur le concept de forme, car c’est ce terme-là qui est le plus spécifique au travail de CLM, alors que les trois types de formes, analytiquement distinguées et « imbriquées » (sémiotiques, organisationnelles et objectales) sont plus facilement compréhensibles.
De fait le terme de « forme » relève, chez CLM d’une préférence théorique pour les approches sociologiques qui ne posent pas les institutions comme les formes sociales majeures, héritées, et, en conséquence, proposent une autre compréhension des « normes ». Les « formes sociales » sont ce qu’il y a lieu de comprendre : pour lui, elles résultent de dynamiques spontanées, non choisies et non voulues – car les situations sont trop complexes pour les collectifs-, mais elles sont aussi la résultante anthropologique de la capacité humaine à faire tenir ensemble tous les éléments. Il y a une tension permanente dès lors entre les formes déjà là, instituées, qui renvoient à des imaginaires stabilisés, « cristallisés », et les constructions sociales qui donnent du sens en faisant évoluer les outils, les langages et les organisations. Dès 2006, on trouve chez CLM cette position en forme de thèse : « 2006 thèse 3 « Les formes sociales sont perpétuellement altérées et instituées, décadentes et émergentes, elles résultent des aptitudes anthropologiques de l’humanité à produire des formes organisationnelles, objectales (ou instrumentales) et sémiotiques. ». Notons donc qu’on est loin ici d’une proposition qui traiterait des « communications organisationnelles » comme une étude des combinaisons entre les formes sémiotiques et les formes organisationnelles, entre les processus communicationnels et les processus organisationnels. Il renverse les choses en proposant plutôt « Les phénomènes d’information et de communication organisationnelle sont donc des phénomènes d’invention et de propagation de formes, d’in-formation. » (Le Moënne, 2006).
Dès lors la notion de forme s’articule chez lui à un retravail sur la notion d’information et les rapports entre information et communication. Dans la conclusion d’un texte publié en 2007, on peut lire « Les recherches sur les communications organisationnelles ne peuvent s’en tenir à une conception de l’information qui l’identifie à des signaux techniques, conception sommaire qui a été le plus souvent, mais pas toujours dépassée. Mais elle ne peut pas non plus réduire l’information à des logiques de production de traces et d’écriture diverses, aussi intéressantes et complexes qu’elles puissent paraître. L’information doit pouvoir être étendue à l’ensemble des processus de mise en forme (…) L’information est ici conçue non « en plein », mais « en creux », comme ce qui fait émerger des formes, des significations imaginaires, les sélectionne dans leur « convenance. » (Le Moënne, 2007, p.222-223).
Il ne faut se cacher que cette position est difficile à tenir : comment méthodologiquement mettre à jour cette information, présente « en creux » ? Et… comment tenir cette position et néanmoins avancer les recherches sur des positivités et matérialités sémiotiques (et sur les « investissements de formes » avec toute la stabilité économique que suppose la notion d’investissement) … surtout au moment où il est nécessaire d’aller plus loin dans l’observation de « l’information numérique » ? Mais CLM aime les formules synthétiques programmatiques :
« L’information-communication comprise comme mise en forme et mise en sens délimite les formes organisationnelles, les dispositifs de synchronisation de l’action individuelle et collective, les relations humaines comprises de façon extensive comme inscrites dans et mobilisant des formes sociales, formes organisationnelles, formes objectales et formes sémiotiques. » (Le Moënne, 2015, p. 33).
Formes sociales : formes organisationnelles, sémiotiques et objectales. Redisons rapidement ce que ces termes visent à analyser.
Nous avons vu au cours de ce chapitre l’étendue de ce que CLM traite comme « formes sémiotiques » dont les formes analysées débordent largement ce qu’on entend souvent par « sémiotique » et qu’il traite souvent comme « dimension symbolique » des autres formes.
Les « formes organisationnelles », elles, « résultent d’une aptitude sociale à la coordination, au dessein intelligent, à la communication et à l’institutionnalisation qui n’est pas réductible aux discours… » ; chaque forme organisationnelle est une tentative pour structurer, donner cohérence et stabilité à l’action collective ; elles se mettent en place à travers tout un jeu de règles, procédures, normes techniques et comportementales… et d’imaginaires collectifs. D’autres chapitres auront montré que la réflexion sur les « formes organisationnelles » a été pour CLM l’occasion de faire l’analyse historique des transformations des lieux de production, de la « forme » usine. Les formes organisationnelles émergentes ont « disloqué » la structure spatiale de l’usine fondée sur l’intégration sur un seul site de toutes les fonctions.
Les formes « objectales », – un adjectif que CLM préfère à « instrumentales » ou encore à « forme technique », dans la mesure où les différentes formes sont à la fois matérielles, techniques et symboliques – sont cristallisation de mémoire, comme dans les outils hérités, elles permettent l’adaptation que sont les formes organisationnelles émergentes ; ces dispositifs de « mémoire cristallisée » sont issus de normes et de pratiques accumulées qui nous – un « nous » anthropologique – permettent d’agir dans des mondes grâce à des routines et des informations cristallisées dans ces formes.
1.2.2 Propagation des formes et transformation des organisations
Il me semble qu’il faut prendre CLM comme un chercheur engagé dans la compréhension de cours d’action collective, point que j’ai déjà explicité plus avant. Il est attentif à ce que ces collectifs – et leur management-, pour répondre aux situations qu’ils ont à traiter sont inscrits dans des formes héritées, institutionnalisées, et les transforment : c’est sa problématique de « l’émergence » des formes sociales (émergence, stabilisation, altération…). Un aspect qui intéresse alors CLM – et c’est en lien avec son approche socio-économique historienne de formes sociales – c’est la « propagation » des formes.
Cette analyse prend place dans une interrogation complexe sur l’ « efficacité ». Pour la résumer, les trente dernières années montrent un efficace des normes techniques, un efficace qui passe à la fois par un basculement des imaginaires, et par des formes objectales, cristallisation de mémoires, héritées, qui contribuent puissamment à l’action efficace. Nous avons vu plus haut le rôle que la multiplication des normes techniques a pu avoir, contraignant formes organisationnelles et nouveaux instruments sur le marché. Mais CLM est sceptique quant à la force directe de normes, envisagées comme rationalisation et normalisation. Il propose une conception plus matérielle et anthropologique ; ainsi : « Et nous avons, en un temps très court, basculé (Le Basculement du monde est un ouvrage de P. Béaud) dans une socio-économie de normes techniques, inventées, de normes élaborées dans des négociations extrêmement longues qui visent à agir sur les formes sociales et anthropologiques autant que sur les formes organisationnelles.(…) On peut considérer que les normes techniques produisent des effets anthropologiques plus profonds (…) »… (Le Moënne, 2012, p.4).
Sans renier ses analyses des transformations capitalistiques – il rappelle la crise managériale des années 70 et plus tardivement, suite à la publication du livre de Piketty (Piketty, 2013), l’importance de la « révolution conservatrice » qui tend à faire succéder à un « capitalisme managérial » un capitalisme « patrimonial », où les bénéfices des actionnaires deviennent le fondement de transformation des entreprises – CLM poursuit sa réflexion sur le versant « anthropologique » : « Mais il s’agit d’un phénomène beaucoup plus global et plus profond, qui me semble manifester une mutation de notre rapport au monde et affecte donc ce dont nous voulons débattre aujourd’hui, les imaginaires (l’institution imaginaire des sociétés, réf à Castoriadis) (…) il me semble que les logiques sociales dominantes sont passées, dans les trente dernières années, d’une anthropologie de l’espace à une anthropologie du temps ou, plus précisément de la vitesse ».
Cette analyse très globale donne lieu à un retour sur la question des « normes » et de leur efficacité : Il me semble que les normes, au-delà de leur dimension langagière et discursive, et en deçà et avant cette dimension,([« au-delà », et « en deçà » : qu’est-ce à dire exactement ?] peuvent être analysées comme des dispositifs de cristallisation des mémoires (…) Cette cristallisation des normes dans des objets et des formes organisationnelles est au fondement de leur puissance de propagation d’imaginaires, de valeurs, et donc de formes sociales et anthropologiques.
On peut dès lors repérer une thématique forte chez CLM : la question de l’efficacité ne renvoie plus exactement au management et à ses pouvoirs, ni aux forces intellectuelles patronales et à leur capacité d’impulsion de formes organisationnelles nouvelles, mais la réussite de l’action repose sur la capacité de « propagation » des formes organisationnelles, et les formes objectales en sont un élément central.
1.2.3 « Pilotages »
A côté de ces analyses où l’anthropologie ouvre à la question du temps long, aux jeux entre héritage et émergence, CLM n’abandonne pas la réflexion sur l’action collective. La question du « pilotage » a pu ouvrir chez lui l’interrogation sur les forces sociales qui concourent à la transformation des formes organisationnelles : CLM utilise la formule « le pilotage par les normes », mais, dans le cours d’action, nous avons vu qu’il est sensible aux articulations plus ou moins réussies entre les collectifs humains et les forces de management et de gestion, appuyées sur un appareillage informatique et la « révolution numérique. Il me semble que deux pistes de réflexion sont à l’œuvre.
L’une d’elle est l’intérêt pour les perspectives d’Hutchins (Hutchins 1994) – cité en 2007 p. 219 – qui s’est intéressé à l’appui des collectifs humains sur les outils pour conduire leur action (le pilotage sur mer et dans l’air), en repérant des « balises » utiles pour conduire à bonne fin la navigation et en les intégrant dans des outils et machines intelligentes – « technologies cognitives »[17]. C’est l’action collective équipée qui est ici observée : l’intérêt pour la dimension anthropologique du travail et les outils est constante[18].
L’autre est la poursuite de la réflexion sur la « coordination » : CLM en propose une lecture de plus en plus anthropologique, appuyée sur une réflexion sur les capacités cognitives humaines. Les « investissements de forme » (donnant lieu à des conventions, normes et formes) sont certes au fondement de ce qui permet la coopération et la coordination de l’action (Le Moënne, 2007, p.221) mais CLM en 2015, p.146 : « La tentation est grande de ne voir ces investissements de forme que sous l’angle d’une rationalisation progressive des logiques de coordination des actions (ou des « activités »). Cette tentation évite de prendre en compte le fait que, pour l’essentiel, ces conventions, normes et formes, ne sont pas choisies et voulues mais adoptées sans que, le plus souvent on sache vraiment ce qui est en jeu, d’où elles viennent, qui les a inventées ou adoptées, ce qui leur donne une efficacité éventuelle » (…) elles sont « le produit de la capacité d’institution imaginaire qui est au cœur de l’aptitude à « faire société » (Castoriadis, 1999).
S’interrogeant sur la réussite de l’action collective, il critique donc les approches subjectivistes et individualistes ; pour lui en effet, dans une perspective subjectiviste, l’essentiel des formes symboliques et des règles pour l’action et la coordination sont « dans la tête » ou « dans les langages »[19], les formes sociales se transmettant par des processus d’apprentissage et d’enseignement rationalisés. « Mais ceci ne rend pas compte de ce qui permet, au plan cognitif, les logiques d’apprentissage. Les capacités d’action efficace semblent en effet précéder le langage et le déborder, tant chez les petits humains que pour l’humanité globale dans son histoire (…) Il n’est pas besoin d’avoir une théorie des règles et des normes pour agir avec des chances raisonnables de succès. (…) Il n’y a pas besoin de connaître notre contexte d’action pour agir dans celui-ci avec succès. La question n’est donc pas d’abord la question de l’échec de nos actions mais celle du succès de celles-ci (…) Comment se fait-il que nous réussissions dans un monde complexe dont nous ne connaissons rien ou si peu ? (…) On peut évidemment l’expliquer par les routines ou mobiliser l’apprentissage volontaire et l’enseignement « mais ils supposent en amont des schèmes cognitifs communs, comme aptitudes et facultés, ou dispositions, avant même l’acquisition du langage articulé » (Le Moënne, 2015, p.147).
Dès lors, il en appelle à la notion de « code anthropologique » et, s’appuyant sur les travaux menés sur l’intelligence collective, il pose la question : Qu’est-ce qui, dans les schèmes communs qui émergent dans l’action collective renvoie à des imaginaires structurants, permettant d’agir ensemble, d’être dans un consensus, de faire émerger des logiques de justification de l’action susceptibles de fonder une identité collective » (Le Moënne, 2007, p.15).
On le voit, CLM va chercher du côté anthropologique notre efficacité (comme chance raisonnable de succès) et estime que le sage est « sans idées », simplement prêt à interpréter signaux et sens, pour, dans l’action collective, réduire l’événement en en faisant un simple « aléa », doté au besoin d’anticipations conceptuelles ou modélisantes, permettant de réagir collectivement en amont des interactions que l’événement susciterait « en amont de la parole » (dit-il en 2003 en s’appuyant sur Jullien 1996 et 1998). Appuyé cette fois-ci sur Flahault 2003 et 2006 : « les sociétés humaines, qui ont été sociales avant d’être humaines (note réf Flahault) », ayant un « potentiel anthropologique d’organisation » (…) Ce potentiel d’organisation devrait d’ailleurs être pris de façon radicale comme le cœur même, prélangagier, prédiscursif, de la capacité à produire du sens et à produire des formes sociales, le cœur même de la capacité d’émergence qui caractérise fondamentalement le social (la capacité « poiétique » de Castoriadis). » (Le Moënne, 2015, p.152).
Nous sommes donc ici au cœur de la critique qu’il fait du « réductionnisme » des approches langagières des communications organisationnelles. On le voit même, en insistant sur les processus pré-rationnels et pré-langagiers, il y aurait non seulement un « réductionnisme » mais une erreur théorique fondamentale à développer des approches théoriques et méthodologiques « langagières ».
Conclusion : porter le fer contre le « réductionnisme »
On peut trouver tout au long des textes de CLM un appui, souvent un appui critique, sur des courants scientifiques appuyés théoriquement ou méthodologiquement sur des approches langagières. Mon analyse est qu’il y a deux moments dans l’expression de la même critique de la « réduction au langagier » : un moment où CLM débat surtout avec les courants scientifiques français, jusqu’au milieu des années ٢٠٠٠, puis, à mesure que les échanges internationaux d’Org&Co font dialoguer avec les collègues canadiens de l’École de Montréal, une critique plus précise est adressée au « tournant langagier ».
CLM reconnaît à plusieurs moments l’intérêt du dialogue avec certains courants scientifiques. Ainsi :
« Plus récemment la question des normes est revenue fortement comme une question intéressant les sciences humaines et sociales à partir d’un renouvellement des approches liées à l’ethnométhodologie et aux approches en termes de logiques d’action et de microsociologie de l’action, mais aussi aux approches en termes de traduction, toutes approches qui rejoignent les approches cognitives en ceci qu’elles mettent l’accent sur les conventions, les accords, les valeurs, les règles et les normes en contexte d’actions et de décisions. C’est le développement du pragmatisme qui a actualisé la mise en évidence de l’importance des travaux sur les normes sociales en situation, et sur les univers de référence qui caractérisent l’ensemble des actions situées. Ceci a amené à considérer, dans le champ des sciences de l’information et de la communication et les recherches en matière de communication organisationnelle, l’intrication forte qui existe semble-t-il entre normes techniques et normes anthropologiques dans l’émergence et l’actualisation des formes organisationnelles » (Le Moënne, 2012, p.6).
Dans son texte de 2015 (p.135), il reconnaît l’apport de l’interactionnisme symbolique : analyser les entreprises comme des entités symboliques. Mais cet apport, une fois de plus ne peut être l’alpha et l’oméga d’un programme de recherche en communication organisationnelle.
De fait, si CLM peut dire « Je n’ai évidemment aucune objection à ce que des recherches soient centrées sur les faits de langage (…) il tient à dire aussi … sous un certain nombre de réserves. La première est ne pas réduire les phénomènes info-communicationnels et les processus sociaux à des faits de langage ou de discours, « surtout au moment où la révolution numérique est devenue l’un des aspects centraux du développement du capitalisme ». Ainsi CLM pose la question « Quelle théorie par exemple devons-nous développer de l’algorithmique et comment penser les effets des modèles mathématiques et numériques (…) Doit-on traiter ces modèles comme des langages, les approcher en termes « d’architextes » comme le suggèrent et le développent certains chercheurs ? »[20] (Le Moënne, 2014, p.6). La seconde est de ne pas sombrer dans ce qu’il appelle « les dérives du post-modernisme littéraire », coupable de relativisme, car ne faisant plus de distinction entre les différents types de discours « De là un scepticisme et un relativisme radical : tout peut être dit, tout est permis sans autre exigence qu’une certaine tournure littéraire.»
Mais… – et le chapitre 1 a tenté de montrer la place qu’CLM souhaitait occuper dans la construction d’un programme de champ – CLM a toujours voulu publiquement poser des questions épistémologiques et en faire une discussion critique, précisant sa position et caractérisant de manière plus ou moins « raide » des positions issues d’autres courants. Au fur et à mesure de l’écriture de ses textes, CLM a précisé ses critiques. Dès lors, on ne s’étonnera pas que les derniers textes de notre corpus (2015 : 2015/24, et 2016 : 2016/25) soient les plus explicites. Récents et accessibles, nous y renvoyons, pour éviter de trop longues citations. Le texte de 2015, à destination d’un public canadien, est plus diplomatique ; le texte de 2016 est plus raide : CLM y critique trois « tournants » : le « tournant sociologiste » et de la confusion entre communication et organisation (§8-15) ; le « tournant langagier » ou « discursif » (§١٦-٢٢) ; et le « tournant matériel » : maintien du dualisme et de l’implicite de séparation entre théorie et pratique, entre esprit et matière, entre pensée et réalité (§23-27).
Bien évidemment la critique du « tournant discursif » vise l’École de Montréal. De fait, s’il leur reconnaît l’intérêt d’avoir fait rupture avec le fonctionnalisme au profit d’approches ethnométhodologiques et pragmatiques, et d’avoir marqué « la dimension symbolique et processuelle, mouvante, des formes organisationnelles et leur lien étroit avec les formes sémiotiques » (Le Moënne, 2016, §16), il estime que cette approche pose des problèmes épistémologiques et méthodologiques pour « monter en généralité » à partir des situations étudiées ; il estime aussi que les approches intersubjectives (analyse des seules interactions langagières) traitent mal de la subjectivité des acteurs confrontés à l’obligation de faire avec des dispositifs techniques, considérés à tort comme « non-humains », faute d’une reprise critique de la catégorie d’agency. Dans ses critiques les plus virulentes, il estime qu’il s’agit là de perspectives « créationnistes », qui restent fondamentalement positivistes (Le Moënne, 2015, p.154). Ainsi, dans ma lecture des évolutions des positions théoriques de CLM, j’ai cherché à montrer que son approche des imaginaires, du travail cognitif collectif dans le cours d’action et son approche de plus en plus « anthropologique » des processus organisationnels et communicationnels « infra-langagiers » et « infra-rationnels » l’éloigne « radicalement » d’une partie de la communauté scientifique du champ des communications organisationnelles.
2. Un dialogue entre une approche des « formes organisationnelles » et une approche des « formes communicationnelles » ?
Dans cette seconde partie de chapitre, je voudrais indiquer quelques points de discussion souhaitables, et souligner les apports qui ont été ceux de CLM dans mon propre travail de recherche.
Pour commencer, je voudrai revenir sur un point où j’ai laissé entendre un différend : le concept de forme tel que CLM le définit pour ses besoins théoriques. J’ai laissé entendre en effet qu’il me semblait difficile d’avoir un concept de forme comme processus d’in-formation, perpétuellement au travail d’altération de formes antérieures et d’émergence de formes nouvelles (que ces formes soient sémiotiques, organisationnelles ou objectales) et de développer des recherches pour repérer des états d’échanges et de textes, des états d’organisations/institutions, des états d’outils et de systèmes techniques. Pourtant je ne suis pas encore capable d’entamer une discussion utile. Car une difficulté est qu’il ne me faudrait pas seulement comprendre le travail théorique de CLM, mais aussi m’approprier les auteurs sur lesquels il s’appuie (Simmel, Simondon pour les plus anciens) pour comprendre la situation théorique. Or l’étendue des références théoriques, l’importance des différends épistémologiques que CLM rend présents dans ses textes dépasse ma capacité de lecture et m’envoie vers des auteurs qui n’ont pas été importants pour ma propre démarche de recherche. Situation classique dans les discussions ? Pas tout à fait : pour discuter, nous devons être aussi des passeurs de théories, prendre le temps d’exposer nos références. Or on dira au moins que le format « article » ou « intervention de colloque », ou « débat » ne facilitent pas ce travail de passeur, pour ceux qui estiment que le partage est une valeur. Les éléments du différend peuvent être pourtant clairs : le concept de forme, avec son interprétation « germinative » (2015) issue de la lecture de Simondon par CLM (Simondon, 1989), pour « excitant » qu’il soit, pose des questions tout autant théoriques que méthodologiques. Théoriques, dans la mesure où les temporalités des processus qui stabilisent ou altèrent sont peu évidentes : pour les formes organisationnelles, parfois CLM remonte à Léonard de Vinci, parfois fait une histoire du management des entreprises françaises depuis les années 1970… pour les formes objectales, l’intérêt est aussi de situer les objets dignes d’intérêt les uns par rapport aux autres. Ainsi CLM s’intéresse aux instruments de mesure temps (chronomètre), mais aussi au code-barre, ou encore au container (suite à la lecture de Levinson) : passionnant à chaque fois pour un historien des techniques ou une anthropologie des techniques. La question est dès lors méthodologique : le lecteur aimerait parfois avoir un mode d’emploi pour mener les observations.
En somme, pour un certain nombre de positions théoriques de CLM je me dis : c’est fort comme théorisation, mais… on fait comment pour enquêter ? Qu’est-ce qui est aujourd’hui faisable, par combien de personnes, qui travaillent où ?
Second point : je me pose les mêmes questions que CLM sur la « montée en généralité ». De fait, pour chaque « terrain », comment passer de ce qui est observable et analysable pour « cette situation » à une analyse plus large ? Et l’objectif de la généralisation, est-ce de comprendre le fonctionnement et l’évolution d’une organisation ? ou celui de certaines activités (production assemblage de voitures, accueil de spectacles par une programmation pour des spectateurs, prise en charge et suivi de mineurs sous « main de justice ») ? voire de « secteurs » de la vie économique et sociale ? ou encore comprendre le travail – et plus précisément le travail communicationnel de certains salariés mettant en œuvre telle ou telle partie de l’activité[21]?
Pour indiquer des éléments du cadre de la présente discussion, je dois préciser que, de mon côté, je m’intéresse à la stabilisation et au fonctionnement de « formes communicationnelles », tout ce qui permet les échanges, espaces – comme les salles de réunion, les amphis-, formats comme les présentations Power Point, la thèse en trois minutes, le tweet, l’image numérique – dans lesquels les salariés travaillent en échangeant des signes, messages, textes, documents. Donc mon approche est différente de celle de CLM, mais elle peut « disputer » avec l’approche des « logiques sociales ». Il est possible que l’approche que je mets en œuvre tombe sous le coup des critiques de CLM… C’est le jeu. Mais je propose une autre voie pour comprendre les formes actuelles des communications de travail, et, ce faisant, je vise à montrer les articulations entre normes, équipements dans le travail communicationnel développé lors de nombreuses activités collectives organisées et managées. Dans ce qui va suivre, je voudrai montrer comment mes travaux ont bénéficié des échanges, nombreux, avec CLM.
2.1 Observation située et confrontation d’analyse de différents « terrains »
Une analyse des communications de travail est, elle aussi, nécessairement « située ». Cela m’amène à oser accepter que mon enquête se passe « dans un état d’un lieu de travail », que je me dois, tout comme un stagiaire ou un chercheur « entrant sur son terrain », de comprendre et caractériser. Vous aurez noté que bien de ces mots renvoient à des moments (situé, entrer, observer) et des espaces (situé, entrer, terrain, lieu de travail, observer) et leurs matérialités autant que leur « organisation »[22]. Accepter de comprendre un « état du lieu » ne veut pas dire que celui-ci soit clos ni figé. Communiquer, pour moi, c’est tenter de déplacer physiquement et symboliquement l’autre – une approche expressive et économique des échanges. Et, avoir une place dans une organisation qui « manage une activité », ce n’est pas être simplement « membre d’une équipe », ou « professionnel ». L’« activité » renvoie à des relations entre « organisations », « dans une activité qui met en relation des organisations ». Comme un « donneur d’ordre » et un « sous-traitant », comme un financeur public et une association « opérateur de politique publique ». Pour ma part, j’ai plus observé des terrains liés à des politiques publiques (établissements culturels de diffusion du spectacle vivant ; établissements médico-sociaux de protection de l’enfance ; établissements publics dépendant d’une direction d’un ministère ayant en charge des mineurs « sous-main de justice »). Dès lors je peux travailler en combinant observation (des pratiques de communication, des outils de communication, des propos échangés et des textes mis en circulation) et recueil de documents disponibles. Mais… comment observer seul, comme chercheur, une activité ? quelle méthodologie, quelles observations, quels recueils ?
Un premier exemple : le phénomène de « contractualisation » : des contractualisations diversifiées selon les secteurs d’activité
C’est, je pense, les rencontres puis les collaborations avec d’autres équipes de chercheurs qui amènent à « confronter » les résultats observés et analysés sur des « terrains différents ». Ainsi, il a été possible de repérer les différences entre certains modes de « contractualisation », cette contractualisation observée par CLM et Sylvie Parrini-Alemanno sous l’angle de l’évaluation. Quelles similitudes entre la contractualisation des Hôpitaux publics et privés – liées à une série de normes juridiques et techniques dès 1992-, les accréditations des associations du « secteur social et médico-social » avec le tournant de la loi 2002-2 – encore une loi ! – la contractualisation des Universités – encore une loi, 2007, et la contractualisation des établissements culturels sous régime associatif dès les années 1992 ayant vu la mise en place de « labels » par l’État français. Comment comprendre cette extension de logiques économiques où se déploient les nouvelles manières de faire d’un État frugal (Hibou, 2012), et les nouvelles techniques du contrôle de gestion par toute une série de logiciels (tout comme les donneurs d’ordre de l’aéronautique ont pu installer le contrôle de gestion chez leurs PME sous-traitantes, voir Hémont 2011). Comment comprendre les différences dans les formes d’exercice du pouvoir de « faire faire » ? C’est la discussion et l’échange, l’explicitation des approches et de l’outillage conceptuel qui me semble ouvrir la confrontation des terrains, et la discussion sur les analyses. Pour ma part, c’est en analysant précisément des « contrats d’objectifs et de moyens » – et les documents prescriptifs dès lors qu’ils pouvaient être collectés – pour les établissements conventionnés du « spectacle vivant, que j’ai pu poser comme hypothèse que ce secteur était « sous contraintes douces » – au moins pour la période 1992-2010 – et tâcher d’expliquer pourquoi (Delcambre 2011).
Second exemple : travail scientifique individuel et collectif : observer toute une chaîne d’activité et pas seulement le panel de lieux choisis comme s’ils relevaient d’une hétérogénéité maîtrisée
Ce que les analyses des collègues qui insistaient pour montrer la dislocation des entreprises ont pu transformer dans mes analyses des « communications de travail », c’est dès lors de mieux prendre en compte les dimensions relationnelles inter-organisations propres au système d’activité. De fait, il était utile de s’appuyer sur d’autres chercheurs observant « ailleurs » d’autres métiers au travail dans la même activité collective. Ainsi, s’il est fondamental d’observer tel ou tel professionnel au travail – prenons ici l’exemple des Éducateurs de Protection Judiciaire de la Jeunesse, fonctionnaires salariés du Ministère de la justice, et leur travail communicationnel de rédaction de « rapports » pour le juge ayant ordonné une mesure), il est tout aussi utile d’aller observer le processus d’audit et ses multiples lieux, réunions et documents, mettant en jeu un autre segment de la chaîne hiérarchique, mais aussi le travail des magistrats (Bessières et Matuszak 2016, Paillet et Serre 2013). Si un seul chercheur, une seule équipe de recherche ne peut observer toute la chaîne hiérarchique, ni toute la chaîne fonctionnelle de l’activité, il est alors inévitable que des points de vue scientifiques différents soient aussi à l’œuvre, et que seule l’approche compréhensive du travail scientifique de l’autre permette de déconstruire la construction scientifique partielle et de proposer d’autres articulations entre travaux produits au départ avec problématiques différentes. De plus, une analyse « fine » des chaînes d’activité est aussi nécessaire, pour ne pas simplement dire « l’Etat » – en oubliant alors les transformations récentes liées à la décentralisation, aux nouveaux périmètres des régions, aux relations actuelles entre État, Régions, Départements et Villes dans les financements de nombreuses activités, en oubliant que l’État en région, ce sont aussi des « conseillers » et pas seulement un « Directeur de service » ; pour ne pas simplement dire, non plus, « le management » ou « la Direction », sans repérer les transformations actuelles de ce même management (rôle transformé des « managers de proximité », mais aussi organisation nouvelle des sièges – voir l’analyse que Marie-Anne Dujarier fait en 2015 des « planneurs »-).
2.2 Normes, équipements, formes objectales… : le travail : équipé et normé
Normé
En parallèle à la thématique du PréFics « Entre normes et formes », nous avons voulu à Lille creuser la question des « normes ». Notre embarras provenait de la polysémie du terme, puisque ce terme renvoie aussi bien à (1) des normes sociales, incorporées, peu questionnées dans la vie ordinaire, mais objets, pour certaines d’entre elles, de débats publics, qu’à (2) des normes professionnelles, ici encore des « valeurs » issues de prédispositions ou de socialisation au « métier », travaillées dans les moments de formation professionnelle, enjeux plus ou moins explicites pour les collectifs, (3) mais encore à des « normes techniques », avec le panel très conséquent de ces normes, puisqu’elle peuvent être des compromis normatifs soutenus par une loi, des « obligations de faire » donnant lieu à contrôles, des protocoles et procédures dont une partie est inscrite dans des machines et d’autres résultent d’une explicitation procédurale normative qui s’impose dans l’activité collective. CLM pose à la fois que les normes techniques ont une puissance et qu’elles s’imposent par les formes objectales qui les cristallisent.
Il me faut décrire quelque peu le phénomène que j’ai pu étudier, pour faire comprendre que « confronter des terrains » suppose de prendre le temps de les décrire suffisamment finement.
Nous avons voulu enquêter sur la « prescription » dans une administration, ses « relais, ses « outils », nous demandant si l’appareillage – le dispositif – prescriptif avait effet, si oui comment, si non pourquoi[23], dans la perspective énoncée plus haut : une étude des formes communicationnelles. Nous nous intéressions à des « communications de travail » (les rapports concernant les mesures suivies pour des mineurs en charge suite à une ordonnance d’un magistrat, rapports devant être régulièrement envoyés au magistrat, pour que ce dernier suive les effets de la mesure et décide de la suite envisageable pour le mineur, la mesure arrivant à son terme). L’enquête de terrain m’a amené à retravailler la proposition de M-A. Dujarier (Dujarier 2006) qui propose, avec G.de Terssac, le concept de travail d’organisation pour comprendre comment à tous les étages d’une « organisation » (ici la cascade des directions jusqu’aux établissements, leurs « managers de proximité » et les « professionnels » des équipes) se retravaille une prescription (ici une loi). J’ai été amené à travailler quatre « outils » et à évaluer la force « prescriptrice » de chacun, sur les services, leurs directeurs et sur le travail même d’écriture – une partie seulement de l’activité – des professionnels. Il y a eu donc quatre enquêtes différentes.
La première concernait les textes légaux et leur traduction réglementaire elle-même, la loi de 2002-2 s’imposant pour tout le secteur social et médico-social, et la Protection Judiciaire de la Jeunesse ayant été inscrite dans le périmètre de ce secteur. Il a fallu suivre la traduction locale de cette loi dans des textes réglementaires (mars 2007, 5 ans après !) et les outils qu’une note de 60 pages proposait pour exécuter les requisits de la loi.
La seconde concernait la procédure d’audit propre à cette administration, l’audit d’un service et son organisation ayant été suivie le plus possible par mes soins, depuis l’organisation et les objectifs des auditeurs de la PJJ, jusqu’aux rencontres et préparations de cet audit dans le service, puis le rapport et ses préconisations, la discussion contradictoire et la réunion fixant aux managers de proximité un « plan d’action » pour « mise en conformité ».
La troisième s’est intéressée au logiciel de « gestion de l’activité et des mesures éducatives » (GAME) outil obligé du responsable de service pour le suivi des mesures confiées, le contrôle du respect de la temporalité exigée, notamment pour que la mesure ordonnée soit mise en œuvre dans un délai court et que dès qu’une « place » se libère que le professionnel allégé retrouve une nouvelle mesure à prendre en charge. Le suivi de l’activité est ainsi réalisé localement, mais aussi dans les Directions territoriales, et ces éléments quantifiables permettent la « négociation » des postes, et « l’évaluation » du directeur de service et de sa faculté à « tenir son projet de service ».
La quatrième s’attachait à un « référentiel des mesures », décrivant précisément pour la petite cinquantaine de mesures possibles la dynamique du travail (rencontres avec le mineur et sa famille, jeu régulier de définition et redéfinition d’un projet pour le mineur, travail pluridisciplinaire de suivi, envoi de rapports au magistrat, restitution du contenu du rapport-évaluation des effets de la mesure au mineur lui-même et sa famille…). Au début de l’enquête, nous pensions (assez naïvement) que les outils de base de la prescription étaient le « Plan Stratégique National », document très court, très publicisé, des orientations voulues par la Direction concernée pour la période 2008-2011 et, plus proche des professionnels, le « référentiel » établi et publié sous forme de livre en 2005. Nous avons voulu évaluer la force contraignante de chaque « outil », et l’enquête de terrain a donc observé le travail des directions de service, des secrétariats et des professionnels sur une période de trois ans.
Je n’indique pas les « résultats », mon propos est plutôt de dire qu’une hypothèse théorique amène à devoir imaginer les enquêtes souvent conséquentes ! Que ce travail m’a amené à discuter avec Christian Le Moënne pour d’une part faire reconnaître que bien des éléments observables distinguaient le terrain de la Protection de l’enfance (que je connaissais comme lui : Delcambre 1997, Le Moënne 1998 notamment), et pour d’autre part chercher à comprendre les manières très différentes dont une même loi s’appliquait dans deux « organisations » différentes (la PJJ et son très petit nombre d’établissements directement sous sa tutelle, la Protection de l’Enfance sous tutelle des Départements – action sociale – et ses opérateurs associatifs privés, grandes et petites associations, très nombreux). C’est ce travail de discussion que j’appelle « confronter » les résultats observés et les analyses réalisées pour des « organisations-lieu de travail » même « proches » à première vue.
Equipé
Un second domaine de rencontre avec Christian Le Moënne est le « travail » : j’ai indiqué que ma lecture de son travail est qu’il s’intéresse au cours d’action, à l’action collective organisée et managée, à l’intelligence collective faite de communication (demandant à interpréter des signaux et du sens), et c’est très proche de ce que l’observation du travail peut chercher. Ma manière d’être proche des travaux de Christian Le Moënne en passe néanmoins par d’autres concepts, d’autres lectures. Observant des professionnelles dans des équipes, travaillant dans un lieu de travail (je prendrai ici le cas d’une ethnographie du travail de bureau réalisé auprès de « Chargées de relations avec le public » dans des « équipes de Relations avec les Publics » d’établissements culturels diffusant le spectacle vivant), je me suis intéressé à leur « équipement » et j’ai mis en place un protocole d’ethnographie par « shadowing »[24].
Il m’a fallu redéfinir l’usage que je faisais du concept d’équipement. J’estime que chaque professionnelle est équipée de valeurs, d’équipe et d’outils. On le voit, je ne voulais pas réduire l’équipement à un seul aspect ; ni ne m’intéresser qu’aux normes et valeurs professionnelles et à leur possible transformation[25], ni ne m’intéresser qu’aux évolutions de la division du travail, de sa répartition et à leurs transformations[26], ni ne m’intéresser qu’aux outils, très nombreux dans les organisations actuelles « équipées ». Pourtant une observation de longue durée a été menée pour voir comment on travaille aujourd’hui dans un univers doté d’équipements nombreux. Ordinateurs, téléphone fixe et mobile, déplacements dans les bureaux, dossiers et agenda, petits cahiers et sorties imprimantes volantes sur le bureau. Peut-on lire ici, dans le travail et la communication de travail (avec les collègues, avec les gens qui téléphonent pour se renseigner, ceux qu’on sollicite, avec les artistes dont on organise les « ateliers ») une « révolution numérique » ? Sans chercher à répondre, ce que montre l’observation, c’est la rapidité du travail, c’est la panoplie des outils qui permettent de passer de la lecture de mails du moment au téléphone pour faire avancer un projet, de l’agenda papier personnel qui permet de se projeter sur une semaine dans plus de deux mois pour y noter sur un post-it une chose à ne pas oublier de faire… à la « To do list », liste de choses à faire dont la durée de vie n’excède pas deux jours, aux items régulièrement barrés, tous équipements qui permettent de gérer le temps « opportunistement » : si l’artiste avec qui je dois mettre au point un atelier est dans le TGV et qu’il n’y a pas de réseau, et s’il est 12h et que j’ai encore une demie heure avant d’aller manger, qu’est-ce que je peux avancer, qu’est-ce que j’ai l’énergie et la possibilité d’avancer : je réponds à un mail ? mais alors il faut que je retourne dans mon cahier à la dernière réunion tenue pour ce projet il y a deux mois ! ou je gère un problème et passe causer avec une collègue de bureau sur le même plateau qu’est mon univers de bureau ? On est ici proche des « formes objectales » (et des « investissements de forme »), mais je leur donne une image plus concrète ; on est ici proche de la question du « jugement » des personnels en multi-activité (Datchary 2011) dans la forme organisationnelle « projet » ; on est proche des artéfacts cognitifs du travail collectif (en équipe avec répartition du travail et coordination ; avec des « partenaires » avec qui on co-construit certaines activités pour des activités non répétitives, plus incertaines et aléatoires – pour ces activités Strauss (1992) montre comment les personnes prises dans l’activité ont à réarticuler en permanence les choses à faire pour répondre aux multiples aléas). Cette focale de mon analyse m’éloigne des analyses anthropologiques de CLM : je suis plus attaché à repérer la division et la répartition du travail, la transformation de métiers, les effets socio-politiques de la contractualisation avec les puissances publiques « tutelles » et des évolutions des « opérateurs de politiques publiques », les régimes d’engagement et d’attachement des salariés par rapport à leur travail et à l’univers humain – donc aussi socio-technique – de leur travail. J’ai donc besoin de développer une autre théorie des « communications » dans les collectifs de travail et dans l’activité.
Communiquer entre organisations
Dès lors, et pour finir, je suis aussi intéressé par les analyses de la « dislocation » des firmes, mais, étudiant les « communications », les « formes communicationnelles », j’observe les communications entre « partenaires » (ici des artistes, des enseignants intéressés par une activité, des « relais » de l’action culturelle vis-à-vis de « publics sociaux »). J’observe depuis un « lieu de travail » (un bureau situé dans un établissement situé) mais j’observe le travail de communication et d’organisation, et cela me fait observer des relations « entre organisations » que les communications (les échanges passant par de multiples outils d’aujourd’hui, mais aussi par des « déplacements » dans les espaces) mettent en place dans une activité conjointe.
Comment conclure ? J’aimerais le faire en rappelant que l’Université et la recherche sont aussi des organisations qui se sont transformées. L’évaluation (publier !) et le financement contractualisé (les programmes financés : répondre à un appel d’offre et tenter de poursuivre la logique de recherche), et l’économisation (les masses critiques, regroupements d’équipes, modifiant le rapport individuel à la recherche en SHS), et la gestionnarisation (appel d’offres, rapports à rendre, modification des temps passés et, pour le contact avec les étudiants, logique des flux), autant de phénomènes qui me semblent reposer la question du « métier » d’enseignant-chercheur, et du coup questionner la capacité à se lire, se discuter. Pour ne pas désespérer des transformations organisationnelles, nous avons aussi à penser les formes communicationnelles adaptées au temps présent, et les formes du travail intellectuel (lire, trouver des lieux et des formats pour penser, prendre soin du temps). Enseignant chercheur individuel et en collectifs : penser les formes d’échange pour avoir meilleure conscience des enjeux des transformations souhaitables des formes organisationnelles de l’activité. Le partage de ces enjeux alimente le désir de discuter.
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[1]Pierre Delcambre est aussi un des fondateurs du collectif « Org&Co » ; ses travaux portent sur les communications de travail. Spécialiste dès lors des « formes communicationnelles », il s’intéresse moins au « management des organisations » qu’aux structures, dispositifs, équipements qui cadrent les communications orales et écrites et dans lesquelles les gens au travail « communiquent ». Une approche quelque peu différente de celle défendue par Christian Le Moënne qui travaille les « formes sociales » et « les formes organisationnelles ».
[2]CLM parle ici de travaux des années 1985 et suivantes où des chercheurs ont analysé les « suites » des lois Auroux de 1982, toute première loi du premier septennat de Mitterrand, sur « le droit d’expression des salariés en entreprise ».
[3]J’utilise plutôt de mon côté « formes communicationnelles », visant à pointer le fait que toutes ces formes sont installées par une socialisation des acteurs – elles ont donc des formats qui sont parfois stabilisés, dont on peut suivre les évolutions – ; « communicationnel » permet de souligner que les formats ne sont pas simplement « expressifs », permettant la mise en forme d’une parole, d’un écrit, d’une image, de séquences d’action : ils sont la matière des échanges entre les acteurs sociaux.
[4]Le chapitre reviendra nécessairement sur les rapports qu’entretient CLM avec ces théoriciens (Taylor et Cooren essentiellement).
[5]Références dans les textes = CNPF 1994/4, 1995/5, 2006/14 ; Trilatérale 2015/24 -7,8,9- ; Conférences Macy 2006/13§22 ; Mont-Pélerin 2016/26§13. Et encore : 2008/16, p.47 « Cette crise managériale a entraîné une intervention de plus en plus directe et massive des milieux managériaux (MEDEF, directions des firmes, consultants privés ou universitaires, publicitaires divers…) dans la sphère politico-idéologique». Voir chapitre 3.
[6]Voir par exemple la revue Hermès, n°4, 1989 « Le nouvel espace public », et Quaderni, n°18, 1992 « Les espaces publics ». Le texte 1995/5 est publié dans un ouvrage coordonné par Isabelle Paillard, L’espace public et l’emprise de la communication, 1995. Dans une partie intitulée « L’interpénétration de l’espace public et de l’entreprise », se succèdent un texte de B. Floris « L’entreprise sous l’angle de l’espace public », le texte de CLM « Espace public et entreprises : penser la sphère professionnelle », et un texte de B. Miège « L’espace public : perpétué, élargi et fragmenté ».
[7]Althusser, philosophe marxiste a développé une théorie des « appareils idéologiques d’État » comme « superstructure » asseyant la domination économique du « monocapitalisme d’État », tel qu’il était décrit à cette période. Dans cette perspective, non seulement l’idéologie produit chez les gens une conscience fausse, aliénée, mais elle est produite et alimentée par des « appareils » producteurs d’idées, au fort pouvoir d’influence.
[8]Les interventions publiques de CLM ne sont pas toujours explicites mais on retrouvera évoqués tout au long de ses écrits deux terrains fondateurs : celui travaillé dans son HDR : l’entreprise Citroën de Rennes, et celui rapidement ouvert avec des consultants (1996-98) et par consultance (jusqu’aux dernières thèses encadrées) : le Travail social mené par des associations de Protection de l’Enfance.
[9]Au-delà des années 2000 on assistera à la généralisation de l’évaluation et des procédures de contractualisation, d’où la coordination, avec Sylvie Parrini, en 2010, d’un numéro de Communication&Organisation, « Management de l’évaluation et communication », qui évoque nombre de secteurs touchés, dont, plus récemment, l’Université.
[10]Les précédents chapitres l’ont montré : CLM cherche à penser en même temps le développement des normes et les effets de ce développement dans l’organisation du process industriel – la qualité étant un des phénomènes observables – et, dans un moment où l’entreprise-firme se « disloque », le développement d’une « communication institutionnelle »
[11]Je pense au travail sous le nom d’auteur collectif Roger Pédauque, à Lyon (Pedauque 2007), mais encore aux chercheurs qui, dans la foulée des travaux nombreux sur la « documentation », s’intéressent aux systèmes informationnels (B. Guyot, 2006, 2009 et bien d’autres).
[12]Au contraire dirais-je : il lui permet de penser en partie l’imbrication entre forme sémiotique, forme objectale et forme organisationnelle.
[13]Si c’est en 1962 que le « toyotisme » est défini, ce n’est qu’en 1992 que le Système Total de production de Toyota est publié, l’ouvrage de Koichi Schimizu Le toyotisme n’étant publié en France qu’en 1999. Néanmoins la production en « flux tendu » est étudiée par les chercheurs en SHS français dès les années 90, avec le cas « Twingo » (Midler, 1993) et le développement des équipes projets, le contrôle de gestion stratégique, etc. Voir aussi le chapitre 3 « Vivre en flux tendu » dans Le travail sans l’homme ? d’Y Clot (Clot, 1995, p64-82).
[14]Ou « pragmatisme radical » Ainsi, dans 2003/10 « Le pragmatisme radical pose que « le sage est sans idée » (Jullien, 1998) puisque celles-ci émergent dans l’action et ne dépassent pas l’action sinon comme « stratagèmes », modèles de simulation en amont du processus, matière à penser pour les actions futures ».
[15]Dans sa bibliographie personnelle, on trouve de fait référence à des directions d’études menées de 1992 à 1996 pour Promofaf ou une Direction Départementale du travail, ou encore une douzaine d’interventions dans des journées professionnelles de 2005 à 2012 sur des thèmes concernant le management, la communication, l’arrivée du numérique et ses effets… (2005 : États Généraux des Directeurs d’Établissements Sociaux et médico-sociaux ; 2010 : un article dans une revue professionnelle, Les Cahiers de l’ACTIF, ou des participations à des séminaires ou journées comme en 2012 pour l’Association des Paralysés de France, sur la « révolution numérique »).
[16]CLM a souhaité voir publier ce document « Entre formes et normes. Un champ de recherches fécond pour les SIC » dès la création de la Revue Française des Sciences de l’Information et de la Communication (RFSIC 2/2013).
[17]L’approche de la « cognition distribuée » a été travaillée dès le milieu des années 90 et clairement exposée par Bernard Conein (Conein, 2004)
[18]CLM cite fréquemment Leroi-Gourhan (Leroi-Gourhan 1964-65 et 1971)
[19]CLM ajoute « ce qui revient au même », position théorique discutable !
[20]Ici c’est le travail d’Yves Jeanneret et d’Emmanuel Souchier (Jeanneret et Souchier 2005) qui est en ligne de mire de cette question : CLM est plus proche des analyses de Jean Max Noyer et Maryse Carmès, (Carmès et Noyer 2014). Si la mutation numérique met au premier plan une intense production de langages, selon des logiques binaires, il ne faudrait pas perdre de vue que cette algorithmique, cette « narration impériale » s’articule à des stratégies géopolitiques de contrôle des matérialités – matières premières et machines-, des modes de coordination des corps et des traces qu’ils laissent (CLM 2014/22, p.6).
[21]J’ai tenté de montrer que CLM s’intéresse au cours d’action et à l’évolution des formes (les trois types de formes qu’il décrit, et notamment les formes organisationnelles) ; pour ma part je m’intéresse aux communications des salariés dans le cours de leur activité, et donc à cet aspect du travail : communiquer.
[22]Vous noterez l’usage « embarrassé » que je fais du terme « organisation » : tantôt lieu, tantôt système intégratif, tantôt système relationnel simplement orienté par un faire commun. Je n’ai pas plusieurs mots pour ces réalités différentes.
[23]Ce travail mené de 2009 à 2013 a donné lieu à un ouvrage collectif, voir Delcambre et Matuzsak ; ici je m’appuie tout particulièrement sur les chapitres 1, 2 et 4;
[24]Il s’agit d’une méthode qui suit comme son ombre un salarié, sur une longue durée. Ici une semaine complète, à chaque fois une professionnelle ayant été ainsi suivie, deux enquêtes dans deux établissements différents.
[25]De fait, le métier de « Relations avec le public » change depuis une dizaine d’années, sous le coup de transformation des politiques et des financements des établissements, et par conséquent sous le coup d’ajustements différentiés d’un établissement (d’une direction d’établissement) à une autre ; dit rapidement au risque de la caricature un possible du métier est d’être au service de la programmation, de développer le public et de mettre en place un « parcours du spectateur », un autre possible est de faire du développement culturel territorial par des formes d’action culturelle et de participation de populations-publics à des actions menées par des artistes et financées par des financements au « projet ». Les deux orientations renvoient à des valeurs différentes.
[26]Ici aussi on peut observer une différentiation de plus en plus forte entre les « chargés de communication » et les « chargés de médiation », une proximité plus forte parfois entre les « chargés de relations avec les publics » et l’accueil-billetterie et son équipement informatisé de connaissance du public.
Pour citer ce chapitre :
Delcambre P., 2021, « « CLM critique du « tournant langagier » dans l’analyse des communications organisationnelle : comprendre et discuter », in Delcambre, P., et Gallot, S., 2021, Communications organisationnelles : Comprendre et discuter les propositions théoriques de Christian Le Moënne, ISBN : 978-2-9575064-0-8, p. 273-312.