Varia n°1 / Communications organisationnelles : Comprendre et discuter les propositions théoriques de Christian Le Moënne. Un corpus de textes de 1994 à 2016

Chapitre 3 - Évolution des communications organisationnelles et transformation du capitalisme

Bruno Chaudet

Résumé

Bruno Chaudet (chapitre 3 : Évolution des communications organisationnelles et transformation du capitalisme) cherche à mettre en lumière ce qu’on pourrait appeler la base de réflexion historienne de CLM. Il pointe les éléments d’une perspective évolutionniste d’analyse des transformations des entreprises – et des formes organisationnelles de manière plus large-… donc aussi de l’analyse des évolutions du management et du capitalisme, du début du 20ème siècle à nos jours. Cette perspective, en grande partie socio-économique et politique, amène CLM à tisser des liens entre ces transformations, les différentes crises managériales ou organisationnelles, et l’analyse du rôle joué par l’information et la communication : au-delà de la communication d’entreprise, réponse des années 70 aux crises managériales du post Taylorisme et post Fordisme, CLM analyse l’info-communication comme processus de mise en forme des organisations, notamment à cause du rôle des technologies numériques dans les évolutions des systèmes de d’information, de décision, de communication. En revisitant ses propres travaux consacrés aux plateformes collaboratives et aux logiques processuelles dans le secteur du bâtiment (plus précisément un office public de l’habitat) Bruno Chaudet montre comment il met à l’œuvre une approche de l’évolution des formes organisationnelles inspirée de CLM. 

 

 

Bruno Chaudet est Maître de conférences HDR en SIC à l’Université Rennes 2 et membre du laboratoire PREFICS. Ses recherches portent sur les pratiques info-communicationnelles des acteurs de l’habitat dans le contexte du développement des machines numériques.

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Chapitre 3

Évolution des communications organisationnelles et transformation du capitalisme

Bruno Chaudet

Maître de conférences HDR - Université Rennes 2

PREFics EA 7469

Propos liminaires

J’aiécrit ma thèse sous la direction de CLM alors que j’occupais un poste de chargé de communication dans une organisation. J’étais alors chargé du développement des plateformes collaboratives et les analyses et hypothèses qu’il développait dans le séminaire « Entre normes et formes » du PREFics ont très rapidement trouvé un écho dans ce que j’étais chargé de mettre en œuvre. J’ai en quelque sorte testé ses hypothèses sur mon terrain de recherche : conceptualisation et mise en pratique des notions d’informations organisationnelles et de formes organisationnelles, catégorisation et articulation entre des « normes » et des « formes », observation engagée dans le développement de plateformes collaboratives, étude des modalités managériales dites processuelles.

Ma contribution à cet ouvrage consacré à CLM consiste à rendre compte des analyses et des rapprochements qu’il tisse entre l’évolution des communications organisationnelles d’une part et les transformations du capitalisme d’autre part. En effet, CLM développe, tout au long de ses textes, une réflexion sur les liens entre mutations des formes organisationnelles, évolution du capitalisme et émergence de la communication institutionnelle. Cette articulation entre ces trois axes d’analyse permet d’envisager une théorie originale des informations et des communications organisationnelles.

Introduction

Le premier article qui synthétise les observations de CLM sur les transformations des entreprises et de leur management est certainement « Communication « by smiling around » et crise managériale » (Le Moënne, 1994). Dans cet article de 1994 qui semble résulter d’une synthèse de son HDR, CLM propose une approche historique dans laquelle il met en relation l’évolution des formes organisationnelles[1], l’évolution du capitalisme, l’émergence de la communication institutionnelle et la construction d’une théorie des informations et des communications organisationnelles. Cette perspective historique sera reprise plusieurs fois dans ses articles ultérieurs, lui permettant de poursuivre son argumentation (Le Moënne, 2014).

Son idée principale est de dire que la communication, qu’elle soit institutionnelle ou organisationnelle, peut être analysée comme une réponse à différentes crises qui ont accéléré la transformation des entreprises et de leur management. La communication institutionnelle peut ici être définie comme l’ensemble des stratégies symboliques mises en œuvre par les organisations pour se mettre en scène et en sens dans l’espace public, que ce dernier soit interne ou externe à l’organisation. La communication organisationnelle peut se définir quant à elle comme l’ensemble des dispositifs de mise en forme et de mise en norme qui permettent à une organisation de fonctionner. Sous cet aspect, la communication institutionnelle peut être considérée comme un sous-élément du dispositif de communication organisationnelle au sens où le travail de légitimité d’une organisation est fondamental pour sa longévité. Comme le rappelle CLM (1994), reprenant la déclaration de principes du professionnel américain des relations publiques Ivy Lee datant de 1906 : « les grandes entreprises ne pourront subsister que si elles expliquent au public, et en premier lieu à leur personnel, quels sont leur rôle et leur utilité dans la communauté locale, régionale et nationale ». Mais une organisation est composée de multiples dispositifs de mise en forme qu’il s’agit alors d’analyser dans une perspective communicationnelle : normes managériales, procédures, processus, technologies numériques, méthodes mises en œuvre localement pour produire du sens ou de la trace…

L’originalité de son approche est donc d’avoir élargi la définition de la communication d’entreprise de manière à ne pas la restreindre à la communication dite institutionnelle. Pour CLM, beaucoup plus largement, la communication est un processus d’information organisationnelle, c’est-à-dire un processus de mise en forme des organisations qui implique de prendre en compte à la fois ce qui est hérité (mémoire organisationnelle, machines, objets, routines, normes sociales) et ce qui est projeté (rationalisation, projet, normes techniques).

Même si elles sont reliées, il y aurait donc au moins deux formes de communication à distinguer dans ses analyses. Une première forme porte sur le développement des communications institutionnelles qui seraient la réponse à des crises managériales. Et une seconde forme porte sur les communications organisationnelles comme réponses à des crises organisationnelles. Si les communications institutionnelles permettent de faire exister symboliquement les entreprises, les communications organisationnelles tentent de penser la question de l’émergence des formes organisationnelles dans une analyse proche des « investissements de formes »[2]de Laurent Thévenot (Thévenot, 1986). Voici ce qu’il écrit dans sa tentative de fonder des recherches en communication organisationnelle qui dépasse la stricte communication d’entreprise : « Au-delà de l’affirmation d’une nécessaire mise en cohérence du système d’information organisationnel, on aperçoit clairement que la communication organisationnelle ne peut être ici réduite à une conception triviale d’élaboration de messages et de symboliques diverses. Elle ne saurait être réduite à la communication institutionnelle puisque l’émergence de celle-ci, dans les années quatre-vingt semble être allée de pair avec une désinstitutionnalisation des organisations traditionnelles. La communication réside fondamentalement dans ce processus d’élaboration et d’adaptation constante des « normes organisationnelles » dont les référentiels sont le produit et le vecteur » (Le Moënne, 1998).

Ainsi, l’une des particularités des études et des recherches en communication organisationnelle, comme l’envisage CLM, est sans doute d’avoir tenté d’analyser les processus d’information, de communication et d’organisation sur un même plan, c’est-à-dire de fonder une théorie des informations-communications organisationnelles. Pour rapprocher ces notions, il reprend (CLM, 2006) notamment les travaux de Jean-Louis Le Moigne (Le Moigne, 1974) en développant l’idée selon laquelle les logiques de communication organisationnelle peuvent être comprises au sens où « l’information forme l’organisation qui l’informe ». Selon cet auteur, analyser les processus d’information et de communication équivaut à analyser les processus d’organisation. Nous sommes proches ici de la notion développée plus tard d’organizing (Weick, 1979), c’est-à-dire « l’organisation comme processus de structuration et de mise en forme » (CLM, 2006). L’information-communication est ce qui donne corps ou forme, ou ordre à l’organisation (CLM privilégiera la notion de forme organisationnelle – voir chapitre 1 – en référence notamment aux travaux de Georg Simmel (Simmel, 1908). L’information-communication précède l’organisation (voir chapitre 8) et lui ouvre des possibilités d’existence, des modes d’existence, comme Gilbert Simondon parlera du mode d’existence des objets techniques (Simondon, 1989). L’organisation est un processus d’information-communication. Associant une dimension politique et économique, CLM poursuit cette analyse en l’appliquant à l’étude de l’évolution des formes organisationnelles et des transformations du capitalisme.

Nous présenterons dans une première partie l’analyse des transformations organisationnelles que CLM propose, du début du XXe siècle à nos jours, à la lumière d’une conception renouvelée de l’information et de la communication. Notre seconde partie consistera à surligner le rôle que CLM attribue aux technologies numériques dans un contexte de mutation processuelle des formes organisationnelles. Dans une troisième partie, nous discuterons les liens entre deux formes de capitalisme (patrimonial et managérial d’État) et deux formes organisationnelles (centralisées et distribuées). Nous développerons dans une quatrième partie la manière dont nous avons personnellement mobilisés ces concepts sur nos terrains d’étude.

1. Une analyse des transformations organisationnelles à la lumière des notions d’information et de communication

CLM débute son analyse des transformations organisationnelles à partir du développement de la fonction d’ingénieur-organisateur au début du XXe siècle. Leur rôle est d’une part de faire tenir en place une population rurale qui n’avait pas encore intégré la logique du temps industriel monochrone (les formes organisationnelles émergentes sont alors des formes à dominante spatiale, c’est-à-dire qui doivent discipliner les corps dans des espaces), et d’autre part de développer une production de masse par une optimisation des processus de production et des investissements dans laquelle les relations publiques seront chargées d’écouler les produits dans un marché de masse à construire. CLM reprend ici notamment les travaux de Stuart Ewen sur ce sujet (Ewen, 1992). L’apparition de ces ingénieurs-organisateurs s’explique alors parce que les formes organisationnelles commencent à devenir tellement complexes (dispositifs sociotechniques, production de masse, marché de masse…) que les propriétaires qui incarnent le capitalisme patrimonial[3] au début du XXe siècle ont besoin d’un corps de spécialistes chargés de gérer cette complexité. Les nouvelles formes organisationnelles naissent donc en quelque sorte d’une montée en complexité et d’une crise organisationnelle au sens où les structures précédentes ne sont plus en capacité de répondre aux nouveaux enjeux techniques et sociaux.

L’analyse de CLM se fait notamment à la lecture d’Alfred Chandler[4](Chandler, 1989) qui évoque l’émergence de la sous-traitance, d’une forme organisationnelle beaucoup plus distribuée et d’un capitalisme managérial[5]spécifique dans les années 1920 aux États-Unis pour assurer une meilleure flexibilité et une meilleure adéquation de la structure à la demande. CLM cite Alfred Chandler : « Il fallait, selon Chandler, mettre au point « des méthodes rationnelles et systématiques permettant d’une part, de coordonner et d’arbitrer les divisions d’exploitation et de fixer la politique générale de l’entreprise et, d’autre part, d’assurer un écoulement régulier des produits entre le fournisseur et le consommateur et un emploi constant des usines, installations et effectifs quand le marché varie rapidement » ». (Le Moënne, 1994) (Chandler, 1989). C’est l’ère des managers qui sont chargés d’optimiser le processus de production (qu’on peut aussi appeler communication organisationnelle) et de consommation (par la publicité et les relations publiques). En somme, les managers sont chargés de coordonner un dispositif complexe mieux que le marché ne saurait le faire (d’où le titre de l’ouvrage d’Alfred Chandler, La Main visible des managers, en contrepoint de la main invisible du marché selon la célèbre expression d’Adam Smith). « Bien souvent, les mécanismes du marché ne parvenaient pas à bien coordonner cette circulation (des biens produits dans une économie complexe). L’apparition de nouvelles techniques et l’expansion des marchés créèrent ainsi, pour la première fois, le besoin d’une coordination administrative. Pour la mettre en œuvre, les chefs d’entreprise organisèrent leurs firmes en plusieurs divisions et recrutèrent des cadres pour les gérer » (Chandler, 1989). Ainsi, aux États-Unis, le travail des managers ou des ingénieurs organisateurs permet le développement de formes organisationnelles fondées sur l’externalisation comme modalité d’efficacité. Puisqu’il s’agit de réaliser des économies d’échelle afin notamment d’amortir les investissements dans les machines, il faut former des managers dont l’objectif sera précisément l’optimisation du processus de production dans des contextes de plus en plus imprévisibles. Si les premiers managers seront chargés d’optimiser un appareil de production de masse fondé sur les stocks et peu flexible, ils seront aux États-Unis rapidement chargés de faire évoluer ces formes organisationnelles pour l’adapter à des marchés de plus en plus volatiles. L’organisation « tayloriste-fordiste » dite internalisée ne résistera pas à ces nouvelles formes organisationnelles beaucoup plus agiles.

2. Nouvelles formes organisationnelles et leurs évolutions : de la structure aux processus

Pour se développer et tenir ensemble, ces nouvelles formes organisationnelles auront ainsi besoin de plus de normes, de règles, de procédures, de normalisation, ce que CLM résume dans le terme d’information-communication organisationnelle au sens de dispositif de mise en forme et de mise en ordre du processus de production, ce que Laurent Thévenot appelle les investissements de forme (Thévenot, 1986), comme nous l’avons déjà évoqué.

En France, selon CLM qui reprend ici les travaux économiques de l’École de la régulation (Boyer, 1986), cette évolution des formes organisationnelles fondées sur les stocks vers des formes organisationnelles plus agiles dans un contexte de crise organisationnelle se produira beaucoup plus tardivement, dans les années 1970. CLM explique que la réussite de la forme organisationnelle « taylorise-fordiste » s’explique parce qu’elle permettait de résoudre un problème central de l’organisation de la production qui était d’être capable de produire en très grande quantité des produits susceptibles de satisfaire la demande de masse. Cette dernière était tellement importante que la production n’arrivait pas à la satisfaire. Cette situation a permis au fordisme de se développer. « Dans une situation où l’offre est inférieure à la demande sur les marchés de masse, la gestion de production peut ne s’embarrasser que faiblement des dimensions qualitatives de cette demande » (Le Moënne, 1994). Or, « Cette logique d’ensemble et donc les paradigmes fondamentaux qui structurent les représentations managériales vont être bousculés par la crise de la production de masse peu différenciée» (Le Moënne, 1994).

CLM analyse également cette mutation des formes organisationnelles à l’aune de la notion de modèle. Selon lui, il y a toujours eu l’idée qu’il pouvait exister des modèles de bonne organisation et qu’il était possible de trouver des modèles d’organisation industrielle. Il reprend les analyses de Benjamin Coriat dans son ouvrage Penser à l’envers : Travail et organisation dans l’entreprise japonaise (Coriat, 1991). Selon lui, l’inspiration des nouvelles formes organisationnelles n’aurait pas été américaine mais japonaise. Ce serait l’entreprise Toyota qui aurait servi de modèle. Ce dernier est en effet fondé sur la flexibilité organisationnelle et sur l’externalisation massive de la production. Le nouveau contexte économique fondé sur la concurrence et une demande supérieure à l’offre amène en quelque sorte les organisateurs à se poser la question suivante : Qu’est-ce qui permet de produire en grande série des petites séries extrêmement différenciées de produits ? La réponse sera apportée par Toyota. C’est ce que l’on va appeler le Kanban, où la production est dite « tirée » et non plus « poussée », c’est-à-dire un modèle de production dans lequel l’organisation de la production se déclenche en fonction de la demande et non pas préalablement à celle-ci. Dans le Kanban, c’est le signal définissant les caractéristiques du produit qui à chaque étape de sa fabrication entraîne le déclenchement de la production.

Le modèle Toyota développera également l’idée selon laquelle il est possible de coordonner la production industrielle par l’externalisation. C’est-à-dire qu’il n’est pas obligatoire de posséder les entreprises pour optimiser la production là où l’organisation fordiste imposait de contenir toute la chaîne. Ainsi, à l’exception du bureau des méthodes, du bureau de recherche et développement, à l’exception de la conception des produits, de la fixation des cahiers des charges c’est-à-dire de la maîtrise des normes et à l’exception de la maîtrise de la marque, tout le reste peut être externalisé. Si l’organisation possède la maîtrise de la conception, la maîtrise des normes qui permet de fixer les cahiers des charges et la maîtrise de la marque, alors elle tient la maîtrise de l’ensemble de la production et elle peut externaliser tout le reste, en se débarrassant de tout le coût du capital fixe. L’organisation établit des normes de qualité, de rapidité de production, de délai... La question de la production, qui dans le fordisme consistait à la mise en place et à la surveillance, devient le problème de la synchronisation et de la coordination interfirme. Dans le modèle Toyota, l’organisation générale de la production et de la logistique est centrée autour de la logique du client. Avec le Kanban, la fabrication du produit est déclenchée à partir de signaux émanant du client.

Ce principe se double du « zéro défaut » qui attribue aux personnes qui réalisent les tâches la responsabilité du contrôle de conformité. C’est aussi l’une des dimensions qui fait rupture avec le taylorisme. « Cela suppose de rompre avec une logique du signal et du commandement impératif, pour instaurer la possibilité de négociation sur le sens, la possibilité d’interprétations, de décisions (Le Moënne, 1994) ». Ainsi, « les impératifs fixés aux différents niveaux hiérarchiques ne consistent plus seulement en la mise au travail sur le mode autoritaire, mais également en l’animation, la collecte des idées et suggestions » (Le Moënne, 1994).

Ce mouvement de mise au travail de la subjectivité va s’accentuer avec « la révolution informationnelle, c’est-à-dire l’apparition de dispositifs techniques dont la mise en œuvre dépend de la capacité humaine à faire surgir l’information pertinente dans une masse de données » (Le Moënne, 1994). Pour CLM, c’est dans ce contexte-là que nous allons voir se développer les formes organisationnelles non plus en tant que structure ou entité mais en tant que processus. Le développement des formes processuelles est alors une réponse à une crise organisationnelle caractérisée par l’essoufflement de la logique spatiale. « Ce qui se passe à partir des années 70, c’est d’abord une crise totale de ces formes institutionnalisées, crise qui se manifestera notamment d’abord comme une crise des formes organisationnelles fondées sur les logiques de stocks, c’est-à-dire le rassemblement de la totalité des ressources, des usines, des moyens de production sous une même autorité et sous une même propriété, et la tendance à internaliser cela spatialement » (Le Moënne, 2012). Depuis, c’est la question du temps et de la synchronisation qui est fondamentale, c’est la question de la gestion des flux et des processus, c’est la question de la gestion des situations, articulés à l’autonomie des équipes. « Il s’agit d’imaginer des formes organisationnelles qui ne soient plus territorialisées, c’est-à-dire qui ne soient plus attachées à un territoire fixe, mais qui soient susceptibles d’être transposées, en tant que modèle de flexibilité organisationnelle, dans n’importe quelle situation de production » (Le Moënne, 2012). A partir de là se développent les entreprises projets et l’éphémérisation du monde car « ces entreprises ne sont pas territorialisées – ce sont les projets qui définissent les ressources matérielles, financières, techniques… – et les formes d’organisation projet sont, par définition, des formes éphémères » (Le Moënne, 2012).

C’est précisément l’articulation entre ces normes et ces formes projets que CLM appelle une socio économie des normes et des formes pour décrire l’évolution des formes organisationnelles. Selon l’auteur, la nécessité de se soumettre à des normes dans des logiques de projet est ce qui aurait provoqué « la disparition massive d’entreprises artisanales et néo artisanales qui ne correspondaient pas aux cahiers des charges et ne semblaient pas pouvoir se soumettre aux normes » (Le Moënne, 2012).

3. Technologies numériques et mutation processuelle des formes organisationnelles

Toutes ces questions télescopent le développement des systèmes d’information distribués, c’est-à-dire les dispositifs informatiques et plus largement les dispositifs de coordination et de coopération numériques qui sont de plus en plus miniaturisés et de plus en plus distribués. « L’explosion des technologies de l’intelligence et des dispositifs de communication multimédia ont aussi accéléré la dislocation territoriale des firmes en permettant des modalités originales, très différenciées et singularisées, de coordination de l’action à l’échelle de la planète » (Le Moënne, 2008). A partir de là, l’articulation entre autonomie, contrôle, anticipation des processus, anticipation des procédures et capacité à maintenir la possibilité d’autonomie et d’innovation sont devenues des questions tout à fait majeures. « Le point focal se déplace de la mise au travail d’une force physique vers la mise au travail de l’intelligence collective, de la surveillance vers l’autocontrôle, de l’organisation physique de l’atelier et des systèmes à l’organisation des communications : organisation « participative managériale » du travail, formation, captation des savoirs et savoir-faire et gestion de l’information « critique », articulation des hommes et des systèmes techniques comportant de la transmission de signaux… ». Dans cette logique de conception, l’information et la communication deviennent dès lors des éléments stratégiques de l’organisation. Mais CLM souligne aussi que ce travail d’information-communication est également incarné par le développement des normes techniques. Ces dernières sont en effet chargées d’assurer la conformité du processus de mise en forme du produit ou du service. C’est la raison pour laquelle CLM attache une si grande importance au développement des normes ISO par exemple. « Ces normes techniques sont des cahiers des charges, définissant les conditions dans lesquelles des modes d’organisation peuvent être considérés comme des formes acceptables, pour s’intégrer dans un processus global déterritorialisé, c’est-à-dire susceptible d’être coordonné et synchronisé sans être dans un seul lieu » (Le Moënne, 2012).

Selon CLM, la création dans les années 1990 d’une norme ISO de la série 9000 concernant les processus organisationnels résulte de la prise de conscience (tardive ?) de la notion d’efficacité organisationnelle. La création de cette norme signifie que nous prenons en compte que la qualité des produits et des services peut résulter de la qualité des processus professionnels. Ceci implique que les organisations passent d’une logique de structure à une logique de processus. C’est-à-dire qu’elles se considèrent comme des dispositifs impliquant une gestion des flux, comme des dispositifs de médiation (Le Moënne, 2008). Les notions de flux tendu, de juste-à-temps, de rupture, d’en-cours, de discontinuité, d’événement deviennent dès lors des éléments majeurs dans la question de l’organisation. « Des formes insaisissables aussi, sans intériorité ni extériorité stable ou assignable. Un processus n’est pas séparable de ses environnements, de ses modalités d’engagement, il est temporel, hétérogène ou homogène, parfois discontinu, ponctué d’événements et de ruptures » (Le Moënne, 2008). Ici, les événements sont pensés comme des ruptures de flux, ruptures de processus, discontinuités dans les processus, incapacité à maintenir les processus (Zarifian, 2000), c’est-à-dire un statut particulier de la notion d’événement dans lequel la notion d’information prend aussi une certaine dimension. L’information est ce qui garantit la fluidité du processus et empêche l’événement de surgir. Nous retrouvons là le sens originel et étymologique de l’information, c’est-à-dire ce qui met en forme et ce qui assure la propagation des formes organisationnelles en maintenant le flux.

Ces pratiques organisationnelles lui permettent notamment d’illustrer le développement sans précédent des modalités d’évaluation permanentes (Le Moënne et Parrini-Alemanno, 2010) qui incitent à anticiper sur ce qui pourrait venir remettre en cause le bon fonctionnement de l’organisation. L’attention portée aux événements est alors logique au sens où ils révèlent les limites de l’organisation. Ils font sens car ils permettent de mettre en place des actions correctrices. Le développement de ces pratiques est caractéristique du développement des organisations processuelles qui doivent se concentrer sur leurs limites dans une perspective que CLM appelle poppérienne (Popper, 1998) au sens où la bonne organisation serait celle qui est capable d’identifier les points qui la remettraient en cause. Il y a un véritable bouleversement épistémologique puisque jusque-là nous considérions que la bonne organisation était celle qui était conforme à un modèle de la norme, à un modèle transcendantal, à un modèle rationnel... Ici, ce qui s’articule à ces nouvelles formes organisationnelles, c’est l’idée de rationalité limitée, l’idée de complexité, l’idée de réfutation plutôt que l’idée de vérification. Ce qui est pertinent est la réfutation du modèle plutôt que la vérification de sa performance. Et donc la question de l’évaluation des formes organisationnelles dans ce contexte-là résultent de cette capacité à réfuter, à marquer les limites. Nous assistons alors à une intellectualisation de plus en plus forte des conceptions des formes organisationnelles. L’usage des technologies de l’information dans les organisations s’inscrit dans ce contexte processuel qui accompagne et informe les nouvelles frontières organisationnelles qui ne sont plus spatiales mais temporelles.

CLM apportera un exemple de cette mutation processuelle et numérique avec les professionnels de l’action sanitaire et sociale (Le Moënne, 2006). Dans le cadre d’un projet d’Intranet professionnel, il s’agissait de mettre en place un dispositif de coordination pour recueillir les avis, observations et décisions des professionnels chargés de « devoir prendre, parfois en urgence, des décisions de protection et de placement d’enfants dans des foyers départementaux ou des familles d’accueil » (Le Moënne, 2006). CLM montre ici la tension entre des formes organisationnelles antérieures, territorialisées, et de nouvelles formes organisationnelles symboliquement reterritorialisées dans un espace numérique. Il explique notamment l’échec de cet Intranet par l’absence de raisons qui pourraient amener des assistances sociales à rendre compte de ce qu’elles font dans des temporalités tayloriennes. Pour autant, face à l’échec de l’imposition d’une norme managériale par un dispositif technique, il montre aussi « les capacités de coopération spontanée des acteurs » qui font émerger des modalités d’échanges et de prise de décision en dehors de l’institution via leurs téléphones portables ou par la consultation de bases de données. On est bien là dans l’évolution des formes organisationnelles que CLM décrit souvent : des formes spontanées, auto-organisées, clandestines, processuelles, qui remplaceraient ou se supplanteraient à des formes territorialisées, bureaucratiques, spatiales et normatives. Une mutation qu’il appelle aussi le passage des organisations institutionnelles aux organisations artefacts (Le Moënne, 1998), voire le passage d’une anthropologie de l’espace à une anthropologie du temps.

4. Retour du capitalisme patrimonial et développement de la communication

De manière plus large, CLM met en relation l’évolution de ces formes organisationnelles avec les changements des formes de capitalisme dans une réflexion qui lie analyses économiques et politiques. Il reprend ici les travaux de deux économistes : Alfred Chandler et Thomas Piketty (Piketty, 2013). Ce dernier, dans son analyse de l’évolution du capital, explique que les années courant de 1929 à 1980 ont été celles du capitalisme d’État et des managers salariés évoqués par Alfred Chandler dans le contexte de développement du capitalisme managérial. Cette forme capitalistique supplante le capitalisme patrimonial incarné par les propriétaires dans la période précédente. En effet, 1929 marque le début d’une immense crise économique qui ébranle la foi en un capitalisme purement privé et une idéologie du « laissez faire ». La « grande dépression » des années 1930 entraîne alors une reprise en main et une régulation de l’État. « Un peu partout, un basculement vers un plus grand interventionnisme se produit » (Piketty, 2013). En France, ce climat général de défiance envers les entreprises sera accentué à partir de 1945 suite aux différentes compromissions de l’élite économique avec le pouvoir nazi pendant la guerre. Les nationalisations dans de multiples secteurs, dont celui de l’automobile avec Renault par exemple, seront alors des sanctions décidées à la Libération contre un pouvoir économique qu’il s’agit de réguler. C’est aussi l’époque en France de la centralisation et des formes organisationnelles instituées et internalisées. Cette période se terminera à la fin des années 1970 avec le mouvement de dérégulation commencé en 1979-1980 par les États-Unis de Ronald Reagan et le Royaume-Uni de Margaret Thatcher. A partir de là se développeront les formes organisationnelles fortement externalisées et le retour du capitalisme patrimonial. « Un autre élément majeur – peut-être le plus fondamental – de la crise managériale, réside incontestablement dans la reprise en main de la direction des firmes par les conseils d’administration et les propriétaires, au détriment des gestionnaires et managers salariés qui étaient devenus dominants dans la période antérieure » (Le Moënne, 2014).

Ainsi, selon Alfred Chandler, le capitalisme managérial d’État se développe aux États-Unis dans les années vingt avec des formes organisationnelles qui commencent à externaliser leurs processus de production et à le piloter par l’intermédiaire des normes techniques. Selon CLM, ce même capitalisme d’État s’installera en France avec des formes organisationnelles « internalisées » qui muteront vers des formes « externalisées » uniquement aux alentours des années 1970 pour résoudre les problèmes organisationnels posés par l’ouverture à la concurrence et à l’imprévisibilité de la demande. Le développement du capitalisme en France et des formes organisationnelles associées serait finalement un « décalque » de l’analyse d’Alfred Chandler aux États-Unis avec 50 ans d’écart. Ce qui semble commun aux deux espaces géopolitiques, c’est la forme du capitalisme qui pour autant ne produit pas les mêmes formes organisationnelles dans les deux cas. Des années 1920 aux années 1970, le capitalisme managérial d’État (pour synthétiser Alfred Chandler et Thomas Piketty) produit de nouvelles formes organisationnelles distribuées aux États-Unis et internalisées en France. Le retour à un capitalisme patrimonial dans les années 1980 ne produirait finalement qu’une accélération de la dislocation des firmes aux États-Unis et le début de cette dislocation en France.

CLM associe donc évolution des formes organisationnelles et évolution du capitalisme. D’un côté, l’évolution des formes du capitalisme au sens de la répartition du pouvoir entre propriétaire et managers, de l’autre, l’évolution des formes organisationnelles au sens des modalités générales d’organisation. Dans le premier cas, le passage du capitalisme patrimonial au capitalisme d’État ou managérial semble se faire dans de nombreux pays au même moment (crise de 1929 puis déréglementation des années 1980). Dans le second cas, les formes multidivisionnelles analysées par Alfred Chandler et leur adaptation à des marchés instables qui se déroulent au début du XXe aux États-Unis ne se développeront en France qu’à la fin des années 70.

Selon CLM, en France, le retour ou la revanche d’un capitalisme patrimonial contre un capitalisme managérial d’État coïncide avec les travaux menés par l’Institut de l’Entreprise et la commission trilatérale[6] qui vise à découpler l’image des grandes firmes avec leurs sites de production. « Au fond, il s’agissait, pour les instances dirigeantes du patronat français, de tirer les conséquences des grands mouvements sociaux de la fin des années soixante, en relation étroite, d’ailleurs, avec les travaux et les réflexions menés à l’échelle mondiale par la Commission trilatérale, dont le prolongement en France passait par l’Institut de l’entreprise du CNPF[7]» (Le Moënne et Gallot, 2015).

En effet, suite à la crise de la fin des années 1960, le patronat français, incarné par son syndicat, le CNPF, crée sa quatrième grande direction, celle de la communication. Cette création s’analyse en tant qu’elle représente une réponse politique des entreprises aux grèves de 1968, aux séquestrations de patrons et à la crise managériale majeure qu’elles n’ont pas su anticiper. La communication apparaît alors comme un dispositif de contrôle ou du moins de prise en compte de l’opinion publique, devenue incontournable dans la gestion des affaires. Les Assises du CNPF en 1973 seront marquées par cette prise de conscience et cet appel à développer l’information et la communication à tous les niveaux d’échelle, aussi bien en interne qu’en externe.

Le développement de la communication autour de la notion d’entreprise s’incarnera au début des années 1980 en France dans un contexte de « montée » d’un grand gouvernement de gauche composé de socialistes et de communistes. On imagine sans peine l’effroi des patrons français face à cette éventualité qui deviendra réalité. Pour défendre leur position, le CNPF mènera des campagnes de communication qui viseront à instituer l’entreprise comme lieu central de l’économie, de la production et du lien social via notamment la thématique de l’entreprise citoyenne. De là la nécessité de disloquer les sites de production et les « images organisationnelles » chargées de leur dimension symbolique. « En France ce mouvement devient un axe politique à partir des années quatre-vingt, précédé par les travaux de l’Institut de l’entreprise et de la commission trilatérale, qui proposent de disloquer les grands sites de production, d’externaliser ce qui peut l’être, de distinguer l’entreprise, attachée symboliquement aux directions, et les unités de production, modalités d’exploitation de la main-d’œuvre et conditions de la production, etc. » (Le Moënne, 2008). Cette évolution participe ainsi de la fin du capitalisme d’État, du retour d’un capitalisme patrimonial qui vise à nouveau les profits à court terme par la délocalisation massive.

Selon CLM, cette évolution des formes organisationnelles centralisées vers des formes organisationnelles dissipatives à la fin des années 1970 comme réponse à une crise organisationnelle est donc à mettre en relation avec le développement, à la même époque, des services communication et de leurs associations professionnelles (Entreprises et médias, Association française de communication interne, Communication publique, Syntec RP). Dans cette perspective, les services d’information et de communication apparaissent à la fois comme des fonctions visant à agir dans des environnements symboliques de plus en plus imprévisibles (opinion publique, gestion avec la presse, communication managériale, climat social, écoulement de la production par la gestion symbolique et la notion de marchandise) et, dans leur versant d’information organisationnelle, à gérer les flux et les normes de production et de qualité via des cahiers de charge à vocation mondiale. De là le développement mondial des normes et de procédures, par ailleurs dénommé « la bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale » (Hibou, 2012). Dans cette perspective, il faut considérer que pour se développer, le capitalisme et la grande entreprise ont besoin d’un ensemble de normes, de règles et de procédures « bureaucratiques » pour organiser, coordonner et gérer les flux de production et de consommation. « Ceci a entraîné un développement exponentiel des organismes normatifs de portée mondiale comme l’ISO, et des groupes de travail élaborateurs de normes, mais également le développement des dispositifs de coordination de l’action, de fichage et de traçabilité générale des populations et des marchandises, par le repérage et la traçabilité des objets et de machines » (Le Moënne, 2014). L’information comme norme technique devient alors l’élément de régulation des flux de production et de consommation.

5. Évolution des formes organisationnelles dans le secteur du bâtiment et dans le contexte d’un office public de l’habitat

Pour notre part, nous avons tenté de mobiliser une partie des notions développées par CLM dans notre travail de thèse intitulé : « Plateformes collaboratives et logiques processuelles dans l’évolution des formes organisationnelles : Pour une conception étendue de l’information organisationnelle » (Chaudet, 2011). Ce travail visait l’exploration et la remobilisation d’une partie du travail de CLM dont celle de la description de l’évolution des formes organisationnelle et de l’élaboration du concept d’information organisationnelle à partir de deux hypothèses : les processus d’information organisationnelle sont des processus de cristallisation de mémoire ; les formes organisationnelles à dominante spatiale basculent vers des formes organisationnelles à dominante temporelle dont les technologies numériques sont l’un des aspects de leur mise en œuvre.

Partant de ces hypothèses, nous avons réalisé un travail d’observation et d’analyse de l’évolution organisationnelle d’un office public de l’habitat pour lequel nous étions chargé de communication. Pour ce faire, nous avons dans un premier temps développé le concept d’information organisationnelle à partir de la notion de forme. Nous avons proposé de définir les informations organisationnelles comme des processus de mises en forme symbolique, social, technique et sémiotique des organisations. Les informations organisationnelles concernent alors tous les « investissements de forme » (Thévenot, 1986) qui sont réalisés pour faire tenir ensemble le projet de l’organisation. Deux objets d’étude nous ont alors particulièrement intéressés : celui des plateformes collaboratives et des descriptions processuelles. Le travail était alors de comprendre, de décrire et d’analyser les investissements de forme réalisés entre une plateforme collaborative, les différentes machines numériques déjà utilisées et un management par les processus en cours de développement.

Cet angle d’analyse nous a permis de rendre compte à la fois du travail de rationalisation gestionnaire réalisé par l’office et en même temps une tentative de dépassement d’une forme organisationnelle hiérarchique et cloisonnée. Si les descriptions processuelles matérialisaient le travail concret et transversal des équipes dans les activités quotidiennes, elles engendraient en même temps un surcroît d’indicateurs opérationnels et financiers. Loin d’accompagner l’organisation vers plus d’autonomie et d’agilité projet, comme il était souvent mentionné dans les documents censés cadrer le travail et les discours d’escorte, les descriptions ne servaient pas le travail mais l’asservissaient à un référentiel normatif.

L’étude de la plateforme collaborative en cours de déploiement était en quelque sorte l’incarnation de ce paradoxe. D’un point de vue opérationnel, il s’agissait d’adapter cette plateforme collaborative aux descriptions processuelles et non à l’organisation « spatialisée ». Nous avons ainsi décrit plusieurs processus « métiers » comme les processus de réalisation, supports, de pilotage ou projets à partir desquels nous avons tenté de développer les usages des plateformes collaboratives associées.

Ce travail de description nous a ainsi permis de développer une approche socio-cognitive des formes organisationnelles au sens où nous tentons de rendre compte des compétences mobilisées en situation sociale. C’est-à-dire que la cognition n’y est pas perçue comme un processus interne, lié à un individu, mais comme un processus externalisé dans une situation composée d’objets, de machines, de mémoires. Les formes organisationnelles sont alors analysées comme des dispositifs externalisés de mémoires. De ce point de vue, malgré la tentative de dépassement de la forme organisationnelle instituée, nous avons relevé que les plateformes collaboratives avaient tendance à se développer en reprenant les mêmes logiques d’organisation antérieure (une plateforme par service, par agence, par direction). Alors que les plateformes projets, ou qui ne relevaient pas d’une routine, impliquaient un « investissement » beaucoup plus important pour les faire fonctionner. Un ensemble de normes, de procédures et d’accompagnement spécifique étaient alors nécessaires.

Ce travail rejoint ainsi l’hypothèse de CLM selon laquelle les processus d’information organisationnelle sont des processus de cristallisation de mémoire. Analyser ces prises de forme revient donc à analyser la manière dont des routines intellectuelles et physiques se capitalisent et se mobilisent en situation. Travailler sur l’évolution des formes organisationnelles implique ainsi de prendre en compte les formes objectales (Le Moënne, 2012) comme environnement concret et infra-langagier qui résiste potentiellement aux évolutions. En d’autres termes, l’hypothèse selon laquelle « les normes techniques produisent des effets de normalisation de façon infra-rationnelle et infra-langagière » (Le Moënne, 2012).

Partant de cette description empirique, nous avons développé une histoire des formes organisationnelles marquée par le passage d’une anthropologie de l’espace à une anthropologie du temps. Les cartographies processuelles[8] et les plateformes collaboratives ont notamment été mises en perspective par rapport au long processus d’organisation qui s’est développé à partir des années 1920 aux États-Unis avec l’émergence des managers chargés d’optimiser et de coordonner un dispositif de plus en plus complexe. Cette observation nous a permis de souligner le rôle des « moniteurs collaboratifs » dans l’office public de l’habitat en question. Les « moniteurs collaboratifs » sont un nouveau métier précisément en charge d’opérer les « investissements de forme » entre un appareil de production « héritée » et la mise en œuvre de nouvelles procédures adaptées à un contexte numérique avec ses logiques propres. Ainsi, les plateformes collaboratives et les descriptions processuelles relevaient, selon nous, de tout un processus de rationalisation, d’optimisation, de déterritorialisation et de renouvellement des formes organisationnelles observé dans les années 1920 aux États-Unis et dans les années 1970 en France. Les « moniteurs collaboratifs », nouvelle fonction créée dans l’office public de l’habitat observé, représentaient en quelque sorte les managers d’Alfred Chandler mais appliqués aux processus de coordination de l’action située.

Ce travail rejoignait ainsi une autre hypothèse de CLM portant sur l’évolution des formes organisationnelles, c’est-à-dire le passage de formes organisationnelles spatiales vers des formes organisationnelles temporelles ou processuelles.

Nous avons par ailleurs développé l’argument de la crise selon lequel la communication est une réponse à des crises organisationnelles et managériales. Nous avons utilisé cette idée dans le cadre d’un projet de recherche qui visait à analyser le développement d’un dispositif numérique appelé BIM pour Building Information Model/Modeling/Management dans les processus de conception, de construction, de réhabilitation et de gestion des logements sociaux. Le BIM est en effet présenté par ses promoteurs comme ce qui va permettre d’améliorer un dysfonctionnement majeur dans le secteur du bâtiment : la coopération. Les métiers ne se parleraient pas suffisamment. Les formes organisationnelles du bâtiment seraient basées sur une optimisation de la coordination au détriment de la coopération. Or, cette coopération sous-estimée serait précisément au cœur de la qualité et donc des formes organisationnelles à redéployer. L’information et la communication sont ainsi de nouveau considérées comme des réponses à une crise organisationnelle et managériale. Mais cette hypothèse nous a permis de souligner un paradoxe et une évolution notable dans la manière d’appréhender les dispositifs communicationnels. Là où dans les années 1970, en France notamment, l’information et la communication était accompagnés de discours et de pratiques visant à déléguer la responsabilité, à donner plus d’autonomie, à accompagner l’intercompréhension du sens, l’argument semble ici fonctionner à l’envers. S’il y a des défauts, c’est qu’il n’y a pas assez de cadrage en amont, les équipes de chantier ont trop de délégation de responsabilité, les normes ne sont pas suffisamment respectées. L’argument de la crise peut donc se développer à double sens autour de l’information et de la communication comme pratiques d’ajustement et d’évolution des formes organisationnelles.

Conclusion

Pour CLM, le développement de la communication est d’abord le symptôme d’une profonde crise de la rationalisation managériale (Le Moënne, 1994), doublé d’un processus dont on a du mal à percevoir les fondements empiriques qui est celui du passage d’une anthropologie de l’espace à une anthropologie du temps. Il analyse le champ professionnel de la communication d’entreprise bien au-delà des relations publiques et de la communication institutionnelle au sens étroit. La communication devient une pratique diffuse, à tous les stades de la production, qui permet de maintenir le flux de la production et qui prend en compte la notion de rationalité limitée. D’un point de vue conceptuel, la communication permettrait en quelque sorte de passer d’un modèle de la norme, représentatif des modèles tayloriens, à des pratiques procédurales, représentatives des démarches processuelles. « La mise en perspective de la notion de “ modèle procédural ” alternative à celle des “ modèles de la norme ” est clairement pragmatique et revendique une prise en compte de la rationalité limitée des acteurs sociaux. Ceci ouvre sur une reconceptualisation forte des catégories de “ procédure ” et d’ “ institution ” (Munck, 2015) et sur la distinction entre “ modèle ” et “ démarche ” telle qu’elle est également posée par les organisateurs industriels dans la mise en cause de la catégorie de “ modèle productif ” et les logiques de recompositions organisationnelles autour des processus » (Le Moënne, 2005). Plus globalement, CLM voit le développement d’une écriture processuelle qui s’inscrit « dans un contexte de judiciarisation et de publicisation de l’évaluation des pratiques professionnelles (où) il faut anticiper et coordonner les écrits, leur communication et leur archivage... Ces différentes fonctions sont déclinées dans les discours des consultants et des responsables des systèmes d’information selon une logique de recomposition qui affecte l’ensemble des processus et des pratiques organisationnelles selon une logique d’entreprise « virtuelle » (Le Moënne, 2005). C’est ce basculement qu’il analyse tout au long de ses textes. La dislocation des entreprises vues comme des sites de production, au développement des organisations dissipatives et processuelles qui tiennent ensemble sous l’effet de deux formes de communication : la communication institutionnelle chargée de donner un corps symbolique au projet de l’entreprise ; et la communication organisationnelle chargée de coordonner, par l’organisation des traces, l’ensemble de la production. L’entreprise devient virtuelle et le management de la surveillance devient un management du contrôle et de l’auto-contrôle où chacun devient responsable de la qualité de ce qu’il produit et des formes de l’action qu’il convient de mettre en œuvre pour assurer cette qualité.

Principaux articles de Christian Le Moënne travaillés dans ce chapitre

Le Moënne, C. (1994). Communication « By smiling around » et crise managériale. Réseaux12 (64).

Le Moënne, C. (1998). Communications institutionnelles et recompositions organisationnelles. La construction des référentiels d’action dans les organisations du secteur social. Dans Ch. Le Moënne (dir.) Communications d’entreprises et d’organisations (pp. 145-164). Presses Universitaires de Rennes.

Le Moënne, C. (2005). Questions et hypothèses sur les approches constructivistes et les recherches en communications organisationnelles. Dans Le constructivisme et les recherches en SIC. Béziers : Presses Universitaires de Montpellier.

Le Moënne, C. (2006). Quelques remarques sur la portée et les limites des modèles de communication organisationnelle. Communication et organisation, (30), 48-76. https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.3449

Le Moënne, C. (2008). L’organisation imaginaire ? Communication et organisation, (34), 130-152. https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.637

Le Moënne, C. (2012). Technologies de l’information et de la communication et dislocation des entreprises. Vers une socio-économie des normes et des formes. Dans N. Denoit, (dir.) L’imaginaire et la représentation des Nouvelles Technologies de Communication (p.101-133). Presses de l’Université François Rabelais, Tours.

Le Moënne, C. (2015). Transformations des communications organisationnelles en contextes numériques. Quel contexte global d’émergence, quelles caractéristiques et tendances, pour quelles perspectives de recherches ? Dans S. Alemanno, (dir.) 2015, Communication organisationnelle, management et numérique, (p.21-42), L’Harmattan.

Le Moënne, C. (2016). Quelques questions concernant les recherches sur les processus d’information-communication organisationnelle. Revue française des sciences de l’information et de la communication, (9). https://doi.org/10.4000/rfsic.2464

Le Moënne, C., & Gallot, S. (2015). Les recherches en communication organisationnelle en France : quelques éléments de bilans et de perspectives. Entretien avec Christian Le Moënne, réalisé par Sidonie Gallot. Communiquer. Revue de communication sociale et publique, (13), 123-143.

Le Moënne, C. & Parrini-Alemanno, S. (2010). Management de l’évaluation et communication. Communication & Organisation, 38(2), 7-14. https://www.cairn.info/revue-communication-et-organisation-2010-2-page-7.htm.

Bibliographie

Boyer, R. (1986). La théorie de la régulation : une analyse critique. Paris : La Découverte.

Chamayou, G. (2018). La société ingouvernable, La fabrique éditions.

Chandler, A. (1989). La main visible des managers. Paris : Economica.

Chaudet, B. (2011). Plateformes collaboratives et logiques processuelles dans l’évolution des formes organisationnelles. Pour une conception étendue de l’information organisationnelle. Université Rennes 2.

Chaudet, B. (2012). Rendre compte de l’évolution d’une forme organisationnelle : Proposition de méthodologie. Communication et organisation, (41), 147-155. https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.3781

Coriat, B. (1991). Penser à l’envers : Travail et organisation dans l’entreprise japonaise (Nouv. éd.). Paris : Christian Bourgois Éditeur.

Ewen, S. (1992). Consciences sous influence : Publicité et genèse de la société de consommation. Paris : Éditions Aubier.

Hibou, B. (2012). La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale. (S.l.) : La Découverte.

Le Moigne, J.-L. (1974). Systèmes d’information dans les organisations, 1ère édition. (S.l.) : Presses Universitaires de France - PUF.

Munck, J. D. (2015). L’Institution sociale de l’esprit. Presses universitaires de France.

Piketty, T. (2013). Le Capital au XXIe siècle. Paris : Le Seuil.

Popper, K. (1998). Toute vie est résolution de problèmes. Actes Sud.

Simmel, G. (1908). Sociologie. Études sur les formes de la socialisation . Paris, PUF.

Simondon, G. (1989). Du mode d’existence des objets techniques. Paris : Aubier.

Thévenot, L. (1986). Les investissements de forme. Dans Conventions économiques (Presses universitaires de France, p. 22-71).

Weick, K. (1979). The Social Psychology of Organizing, McGraw-Hill Inc, New York.

Zarifian, P. (2000). Travail et événement, L’ Harmattan.

 

 

[1]CLM ne propose jamais de définition univoque des formes organisationnelles. Nous dirons donc que les formes organisationnelles sont des modalités des collaboration (communication, coopération et coordination) qui sont à la fois héritées par des processus infra rationnels (mémoires, routines, objets, machines) et perpétuellement instituées par des projets voulus et choisis, c’est-à-dire rationnels.

[2]Pour Laurent Thévenot, les organisations investissent dans des opérations de mise en forme très variées de manière à accroître leur stabilité. Ces formes vont de « la contrainte matérielle d’une standardisation jusqu’à l’impératif moral de l’engagement, en passant par l’obligation des conventions ». Les informations organisationnelles relèvent de ces opérations de mises en forme et de ces objets mis en forme.

[3]Thomas Piketty parle de capitalisme patrimonial au sens où il favorise les patrimoines hérités au détriment du travail, c’est-à-dire un capitalisme qui favorise les propriétaires (Piketty, 2013).

[4]Alfred Chandler (1918-2007), historien de l’économie, professeur au M.I.T. puis à Harvard, publie notamment La Main visible des managers en 1977. Il y décrit comment les cadres professionnels ont pris le pouvoir économique au détriment des propriétaires.

[5]A l’inverse du capitalisme patrimonial, l’accroissement des richesses dans le capitalisme managérial provient des compétences développées par les organisateurs.

[6]Fondée en 1973, le but de cette commission trilatérale est de promouvoir le leadership américain et occidental sur le monde dans un contexte de développement massif des critiques à l’encontre du capitalisme. Voir notamment Chamayou, G. (2018) La société ingouvernable, La fabrique éditions.

[7]Conseil National du Patronat Français, créé en 1945, qui devient en 1998 le Mouvement des entreprises de France (1998).

[8]Modélisation de l’organisation dans laquelle les logiques d’action sont représentées en fonction d’un but.

 

Pour citer ce chapitre : 

Chaudet B., 2021, « Évolution des communications organisationnelles et transformation du capitalisme », in Delcambre, P., et Gallot, S., 2021, Communications organisationnelles : Comprendre et discuter les propositions théoriques de Christian Le Moënne, ISBN : 978-2-9575064-0-8, p. 123-144. 

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Chapitre 4 - La communication et ses acteurs : les enjeux et finalités au-delà de la fonction et des métiers

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