Varia n°1 / Communications organisationnelles : Comprendre et discuter les propositions théoriques de Christian Le Moënne. Un corpus de textes de 1994 à 2016

Chapitre 5 - « Dislocation-recomposition » : dynamiques organisationnelles face aux mouvements sociotechniques

Michel Durampart

Résumé

Michel Durampart (chapitre 5 : « Dislocation-recomposition » : dynamiques organisationnelles face aux mouvements sociotechniques) à son tour se focalise sur une thématique récurrente dans les textes de CLM : l’insistance sur les phénomènes de « dislocation des firmes » (à partir des années 1970) et dès lors aux « recompositions ». C’est l’occasion pour Michel Durampart de s’interroger sur la place que CLM donne aux objets techniques, notamment aux appareillages numériques actuels dans son analyse info-communicationnelle de l’évolution des formes organisationnelles ; il estime qu’il s’agit là de penser les formes actuelles de rationalisation du procès, de l’activité et du travail ; et donc d’analyser à la fois le rôle des dispositifs numériques et des acteurs sociaux qui mettent en œuvre, échangent pour élaborer collectivement les connaissances et les aptitudes qui font que « cela marche quand même ». Michel Durampart développe ici une analyse critique du positionnement de CLM qui privilégie, selon lui, une réflexion sur le rôle des dispositifs numériques comme accélérateurs des phénomènes de dislocation-recomposition des formes organisationnelles, délaissant les effets de rationalisation qui affectent les organisations de travail et les gens au travail, déstabilisant les savoirs acquis sur le travail et contraignant à de nouvelles capacités de flexibilité et de réflexivité. 

 

 

Michel Durampart est Professeur première classe et membre du conseil de l’école doctorale SHS (ED 509) de l’Université de Toulon et du collège des écoles doctorales. Il est Directeur du laboratoire IMSIC UTLN-AMU (Université de Toulon et d’Aix-Marseille) depuis 2017. Il mène des recherches au niveau national et international (Maghreb, Proche Orient, Amérique du Sud) sur les relations et complémentarités entre savoirs et sociétés liés aux dispositifs numériques et à la communication digitale et sur l’évolution des apprentissages et des enjeux cognitifs en relation avec les dispositifs et outils numériques (acculturation numérique, forme scolaire, enjeux sociotechniques).

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Chapitre 5

« Dislocation-recomposition » : dynamiques organisationnelles face aux mouvements sociotechniques

Michel Durampart

Professeur des universités - Université de Toulon

IMSIC

Dans ce chapitre nous allons chercher à comprendre la place que donne CLM aux objets techniques, et notamment aux appareillages numériques actuels dans son analyse de l’évolution des formes organisationnelles[1]. De fait dans tous ses travaux, CLM s’intéresse aux transformations des univers de travail, aux dynamiques organisationnelles qu’il définit avec le couple « dislocation-recomposition ». Chez lui, la dislocation des organisations est évoquée de façon récurrente, notamment, lorsqu’il évoque l’évolution du management des organisations mais aussi l’évolution des formes organisationnelles et le rôle des technologies en la matière. Il rappelle souvent que, dans son approche, ces effets de « dislocation » sont systématiquement corrélés à la « recomposition ». Il propose d’avancer théoriquement sur ces phénomènes avec une série de concepts : logiques d’action et de situation, normes et formes, institution et artefact. Ce regard souligne la particularité des travaux de CLM sur deux plans.

D’une part, pour lui, l’approche critique et théorique est toujours constructive. C’est à dire qu’elle ne se déploie pas sur un plan unilatéral mais le plus souvent dans une conception qui prend en compte à la fois les formes de domination ou de dérégulation résultant des ruptures et mouvements de l’essor des organisations et leur inscription dans des mouvements sociétaux globaux qui les déterminent. Il inscrit donc ses recherches dans des temporalités et des évolutions qui montrent comment ces transformations sont systémiques et sociétales et non seulement le fait d’agents et de vecteurs dont on pourrait surestimer l’importanceC’est dire qu’il analyse certes le rôle des dirigeants patronaux, du management, mais ne fait pas de leurs volontés l’élément qui explique les altérations des formes anciennes d’organisation et l’émergence de nouvelles. Spécialiste des sciences de l’Information et de la Communication, il cherche aussi à comprendre le rôle de « la communication » et de ses agents, mais ici encore, c’est une analyse historique fine qui l’amène à penser ce à quoi répond la « communication institutionnelle ». Connaisseur des Technologies de l’Information et de la Communication, il suit les transformations des outils informatiques, le rôle des Services d’Ingénierie informatique, mais pour relever comment, dans l’activité, le cours d’action, les acteurs sociaux travaillent dans ce nouveau contexte.

D’autre part, sa définition de l’organisation est avant tout globale, processuelle, formelle et construite autant par des mouvements et forces internes et externes conjointement étudiées. Il s’agit aussi pour lui d’envisager une histoire des évolutions managériales et organisationnelles dans un temps long afin de resituer les recompositions en cours et les aléas de ce qu’il désigne aussi comme une succession de crises du management conduisant également à des dislocations qui prennent aussi en compte les devenirs liés aux TIC et aux dispositifs numériques.

Nous essaierons donc de comprendre et de discuter[2]la manière dont CLM travaille le rôle des mouvements sociotechniques dans les dislocations et recompositions organisationnelles. Certes, les modes d’installation des technologies robotiques et informatiques, la place et les formes de l’informatisation interviennent très différemment dans telle ou telle entreprise, tel hôpital, telle administration… Mais y a-t-il des constantes ? Ce chapitre ne peut promettre de traiter ces questions mais de voir comment CLM a pris les choses, ce qui a été ouvert par ses intuitions, analyses et observations.

Nous avancerons en trois étapes.

Dans un premier moment, les principales assertions de CLM pourront être discutées en soulignant l’apport riche d’arguments et de propositions pour la communication des organisations et les SIC. Il s’agira donc, d’un point de vue plus théorique et épistémologique, de voir comment la pensée se construit à partir de références qui débordent largement le champ des SIC. Dans son observation des transformations des entreprises d’abord, puis de bien d’autres organisations, comment CLM caractérise-t-il la « dislocation » ? Or notre auteur ne s’arrête pas à une analyse des « dislocations » : il analyse aussi l’apparition, l’émergence de nouvelles formes organisationnelles, des « recompositions ». Il nous semble alors que la façon dont il s’approprie un auteur comme Hayek (1980, 2007) notamment, est un éclairage pertinent puisqu’il constitue l’originalité de la position de CLM tout autant que sa posture de franc-tireur. Mais on le verra, son analyse des transformations des formes sociales s’appuie aussi sur d’autres auteurs comme Castoriadis, pour aider à penser des évolutions sur un plus long terme.

Dans un second temps, nous reviendrons sur l’analyse que fait CLM du rôle et de la place des techniques dans les dynamiques organisationnelles, notamment au moment où le monde du numérique se met en place, débordant ce qui était l’informatisation des process et de la production. Nous tenterons de prendre la mesure de ces outils et dispositifs numériques, qui n’ont pas tous la même puissance. Nous analyserons plus particulièrement les effets de l’intranet dans l’activité, le travail et la transformation des formes organisationnelles et ferons rapidement le point sur des avancées de notre communauté scientifique sur « le numérique ».

Pour finir, nous chercherons à mieux comprendre la dimension anthropologique et cognitive de l’action humaine organisée et équipée qui signe la position majeure de CLM sur la façon dont les organisations sont bouleversées ou transfigurées par l’essor des technologies et des formes sociotechniques.

1. L’émergence et la propagation de formes sociales : volontés et ordre spontané

Il est intéressant de relever les multiples références d’origine diverse et les lignes de force que CLM instruit pour appuyer sa réflexion. Les références à des auteurs tels qu’Hayek, Boltanski, Thévenot (ces deux chercheurs ayant travaillé ensemble en tant que sociologues en initiant un courant pragmatique appelé aussi « économies de la grandeur » ou « sociologie des régimes d’action »), Popper (avant tout philosophe des sciences fondant des travaux orignaux voire iconoclastes sur la démarche scientifique et l’heuristique de la recherche) appuient la fabrique d’une pensée sur le fonctionnement de la science autant que sur les organisations envisagées dans une pensée théorique globale et critique. De Munck, Le Moigne (1991, 1998), lui permettent de relier et de discuter une pensée systémique, constructiviste, symbolique en interrogeant le rôle de l’approche scientifique entre approche critique et versant plus pragmatique. Deleuze, Derrida, Guattari (1980, 1990), ancrent un détour philosophique nourri de controverses sur le sens de l’action des sciences envers les sociétés et une remise en cause de courants scientifiques inscrits dans la tradition. C’est pour CLM un recours afin de penser les sciences en mouvement et non figées dans des grandes écoles de pensée et, en quelque sorte, d’échapper à une pensée convenue. Simmel, Ellul et d’autres nourrissent une approche plus globale et des inspirations sur le rôle des techniques, de leurs effets et du rapport techniques/sociétés.

Ces auteurs et réflexions théoriques représentent bien ces familles de chercheurs qui embrassent, et de façon parfois reliée, l’économie, la sociologie, l’anthropologie pour penser l’évolution des organisations et des formes de société alors que des auteurs plus ancrés en philosophie peuvent référer au rôle, à la pratique et aux objectifs de la science. Il s’agit enfin pour CLM de penser aussi le cadre des théories scientifiques rapportées aux organisations. Ainsi, au moment où CLM et d’autres voulaient développer les recherches françaises sur les « communications organisationnelles », celui-ci cherche aussi à s’inscrive « ailleurs » que dans la sociologie des organisations de référence (Crozier, Friedman, Friedberg, Bernoux…). Dans ce chapitre, nous insisterons souvent sur l’appui étonnant qui fut celui de CLM sur Hayek (un économiste et juriste libéral, spécialiste des rapports marchands) et sur la manière tout aussi étonnante de prendre en même temps appui sur le travail de sociologues comme Castoriadis : des références régulières courant tout au long des années de publication de CLM. Pourquoi en « Sciences de l’Information et de la Communication », si l’on cherche à étudier et l’information et la communication, ne pas contribuer à la discussion sur la sociologie de l’organisation et sur les sciences de la gestion et du management ? La réponse est complexe et nous amènera à pointer comment CLM pense l’info-communication et comment il se situe vis-à-vis des organisations sociales que sont les secteurs économiques, les entreprises, les administrations, et les « communicants ».

Dans ce chapitre nous tenterons de montrer comment c’est une pensée historienne s’intéressant aux changements managériaux (donc à la crise du management et au renouvellement des formes organisationnelles, notamment à travers la qualité, les formes-projet, etc…) qui ouvre à la question de l’altération permanente des formes organisationnelles. C’est également une pensée attentive aux matérialités des outils de production et des dispositifs info-communicationnels qui ouvre à une autre manière de concevoir « les communications d’entreprises », une autre manière qu’une simple étude des communications institutionnelles et des stratégies des consultants en communication[3]. Ce que nous nous attacherons à comprendre et à faire comprendre, c’est l’intérêt de CLM pour les dynamiques de transformation des formes sociales, et au premier rang de celles-ci les entreprises, les organisations, les administrations… qu’il étudie comme « formes organisationnelles » précisément pour en comprendre les changements. Les mots pour parler de ces changements sont « dislocation » et « dés-institutionnalisation », mais pour CLM il n’y a pas de mouvement d’altération sans mouvement d’émergence. C’est pourquoi nous évoquerons régulièrement le couple « dislocation/recomposition ». Sous l’effet des nombreux facteurs qui produisent la crise managériale des années 1970-2000, de nombreux phénomènes – nouvelles exigences de réduction des coûts, nouvelles formes d’organisation managée, nouveaux outils de production et de gestion du process, nouveaux collectifs, nouveaux modes de communication… – contribuent à des recompositions, à de nouvelles formes organisationnelles, à l’émergence de nouvelles formes sociales. « Dislocation » et « recomposition » sont donc les fils rouges de l’ensemble de ce chapitre.

Voilà, en 2012, comment CLM estime que la communication des organisations peut penser les organisations :

« Il s’en suit que les formes sociales sont perpétuellement altérées et instituées, décadentes et émergentes, et qu’elles résultent des aptitudes anthropologiques de l’humanité à produire des formes organisationnelles, objectales (ou instrumentales) et sémiotiques. Là où de nombreuses disciplines se penchent sur tel ou tel aspect des usages et des pratiques liées à ces différentes formes, les sciences de l’information et de la communication devraient revendiquer plutôt que la « transdisciplinarité », d’être des sciences qui se donnent pour objet les phénomènes d’émergence et de propagation de formes sociales. » (Le Moënne, 2012, p.32).

Cet intérêt pour les « formes sociales », altérations et émergences, se nourrit à la fois d’une analyse socio-économique et socio-politique de la période 1970-jusqu’aux années de ses travaux et d’une analyse plus anthropologique de ce qui « fait société » avec un appui sur Cornélius Castoriadis (notamment Castoriadis, 1975). Ces lectures contribuent à l’appareillage conceptuel de notre auteur (« organisations artéfacts » vs « institutions » ou encore « ordres complexes auto-organisés » ou « ordres spontanés » vs « ordres construits à complexité limitée »). Après être revenu sur ces deux sources de réflexion, nous mettrons en valeur la manière dont, s’intéressant à ce qui « fait société », aux « formes sociales », CLM n’oublie pas que ces formes sont et matérielles – repérables comme telles – et « porteuses d’imaginaires », – des imaginaires qui stabilisent des croyances, justifient des promesses, contribuent aux crises-. Nous montrerons comment ses observations du monde matériel et organisationnel des entreprises, puis du monde social plus largement l’amènent à élaborer le concept de « forme objectale » avec lequel il cherchera à penser le monde sociotechnique actuel.

1.1 Agir dans le monde : Rationalités du monde, rationalité de l’action et dislocations

Si ce n’est pas uniquement chez Hayek que CLM fondera la trame de son raisonnement sur la dislocation et recomposition opérant de concert, c’est bien en suivant un raisonnement qui fait autant la place à la rationalité limitée qu’à l’impact des décisions individuelles, à l’ordre instable. Ces sédiments chez Hayek servent à fonder que l’ordre des choses ne peut être régulé mais accompagné et borné et doit donc trouver sa raison dans un ordre fondé sur le droit supérieur à l’Etat contre l’excessive « démocratie illimitée ». C’est dans cette reconnaissance de l’action souveraine et de la rationalité illimitée qu’Hayek fonde le pilier d’une contestation du constructivisme mais surtout du point de vue de sa traduction politique qui lui semble hégémonique en « régime socialiste », et de ses traductions dans certains courants économistes, notamment Keynes. C’est dans une certaine méfiance alors vis à vis d’un constructivisme hégémonique ou globalisant et dans la puissance des objets et des mouvements systémiques découlant de ces effets de rationalité illimitée que CLM va trouver les marqueurs de son analyse.

Tout au long de ce chapitre, nous soulignerons combien il est important pour CLM de prendre en compte la matérialité, celle des lieux où les gens travaillent – évolution des sites industriels par exemple-, celles des outils de la production industrielle aussi, chronomètre ou container. Or, c’est en observant l’action collective que CLM repère comment l’intelligence en action des collectifs rencontre les outils et l’environnement technique. Parce que CLM se veut d’abord un observateur de l’action collective. « Au commencement était l’action » déclare-t-il dans ses prises de parole en colloque :

« Ce qui me gêne dans ce point de vue (il fait référence à des orientations scientifiques qui fondent la suprématie du verbe et de l’oralité dans l’évolution de l’humanité), c’est que, au plan anthropologique, il semble considérer que l’humanité est d’abord une espèce pour laquelle « au commencement était le verbe », le langage, le langage explicite et volontaire, le sens. Il me semble qu’il s’agit là d’une vision créationniste de l’humanité, dont je trouve d’ailleurs des traces explicites dans la revendication, par divers chercheurs, d’un « constructivisme » qui me semble très clairement de l’idéalisme subjectif, comme si nous pouvions littéralement créer le monde par le discours et la pensée, comme si le monde social – et organisationnel – était uniquement ou essentiellement symbolique. Toutes les recherches récentes qui concernent la genèse de l’humanité montrent que cette espèce animale, comme beaucoup d’autres d’ailleurs, a d’abord été sociale avant d’être humaine. C’est à dire que l’humanité est à la fois le résultat de l’évolution et de la sélection naturelle, mais également d’une aptitude à l’adaptation qui a d’abord été, et reste pour elle, collective, une aptitude à la coordination et à la coopération. L’humanité a d’abord, par hasard et nécessité, trouvé dans l’organisation et dans l’environnement physique des potentiels, des propensions à s’adapter. » (Le Moënne, 2012).

Mais, dès lors qu’est-ce qui ouvre l’observation et l’analyse des communications des organisations ou dans les organisations ? De fait, ce qui est proposé aux SIC et à la communication organisationnelle est de revenir à une pensée sur la durée, ancrée, matérialisée, et de penser au moins autant l’action que le verbe si ce n’est l’action comme porteur de la traduction du sens de l’organisation qui se décline ensuite en verbe. On pourrait dire que, s’intéressant aux formes organisationnelles, à leurs transformations et au rôle de « la communication » dans les actuelles organisations, il évite de penser strictement une sociologie des organisations et préfère penser les transformations économiques globales des entreprises et des États. D’où vraisemblablement le choix d’un niveau d’analyse qui n’entre pas dans les structures managées des organisations, qui ne s’intéresse pas au manager décideur à la rationalité limitée, mais plutôt aux jeux de dérégulation et de re-régulation des marchés et des entreprises, aux grandes évolutions dans l’enchainement de l’ordre et des désordres organisationnels. Dans le même article de 2012, il reprend et synthétise ses analyses :

« Nous avons assisté, durant ces trente dernières années, en France et dans divers autres pays, à une véritable dislocation des formes antérieures d’entreprises, caractérisée notamment et de la façon la plus spectaculaire par la dissociation de celles-ci et des unités de production, les « usines », mais également de façon plus discrète, par une dissémination sans précédent de leur capital (…). Il indique que ce mouvement est allé : « de pair avec un mouvement de normalisation industriel et organisationnel d’une ampleur sans précédent, qui a fini par affecter les administrations d’état, de santé et territoriales (…) Ce phénomène a commencé après la crise des années 70. Il s’est renforcé dans les années 80 que divers auteurs identifient comme l’engagement, en France comme ailleurs dans le monde, des « révolutions conservatrices » (…).

Il y a chez CLM une véritable propension, voire un vrai plaisir, à utiliser le mot « dislocation », qu’il n’emploie pas uniquement pour les formes organisationnelles et notamment les firmes. Certes, on peut rappeler que ce terme est régulièrement utilisé pour parler de l’histoire « récente » (1930-1980 et en France plutôt 1950-1990) des « firmes ». Cependant, il est utile de pointer que le terme de dislocation est précisément choisi pour sons sens « spatial » et moins temporel et actionnel. La « dislocation » (des entreprises) est précisément un mot qui ouvre à toute une série d’idées de CLM sur la question des « frontières » de la firme (une dislocation qui implique un besoin de vitalité de la communication institutionnelle et corporate pour faire clôture).

Comment comprendre ces phénomènes ? Certes cela revient à prendre en compte les évolutions « voulues » des managers, l’importance de l’externalisation (sous-traitance) et la généralisation de firmes « assembleuses » aux productions délocalisées. Cela revient aussi à prendre en compte les effets d’innovations techniques qui accompagnent le contrôle des sous-traitants par la « Qualité » (recours essentiel pour résoudre et tenir la dislocation). La dislocation/recomposition s’opère alors dans un glissement qui ajoute au rôle central de la coordination (locale des équipes) celui de la synchronisation. Elle renvoie aussi au rôle des équipements numériques qui permettent de renverser la logique économique de l’offre pour y substituer celle de la « demande ».

Il le comprend bien sûr comme un phénomène lié au travail politique des dirigeants, et de ceux qui leur inspirent une politique économique. C’est ainsi qu’il s’appuie sur Hayek, « un des tenants de l’auto-organisation du monde social », pour « penser que l’identité organisationnelle résulte de la capacité à énoncer des règles, des procédures, des messages, du sens cohérents avec les traits culturels des environnements socio-culturels dans lesquels ils déploient leur activité » … et donc une stratégie pour influencer les imaginaires sociaux. (Le Moënne, 1994, p.37) ou pour dire que « les milieux dirigeants du système économique ont pris récemment conscience de l’ensemble des conséquences qui doivent être tirées de ce que les entreprises sont des organisations sociales » (Le Moënne, 1995, p.145).

Cette analyse politique reprend en chemin un couple conceptuel central dans l’analyse des évolutions des formes organisationnelles depuis les années 1970 : la distinction entre les institutions sociales comme « ordres complexes auto-organisés » et les organisations comme « ordres construits à complexité limitée » » est centrale chez Hayek (1980). Cela lui permet de donner à penser plusieurs phénomènes complexes.

D’une part, cela permet de penser que les dirigeants d’organisations « ordres construits à complexité limitée » comme les entreprises aient pu vouloir insuffler, par une communication proprement « institutionnelle », une identité organisationnelle valorisant, jusque dans les imaginaires certaines actions – «  le management participatif », « la flexibilité », le « projet »[4]. CLM n’est pas un tenant de la rationalité illimitée (on appelle ainsi les économistes classiques ou néoclassiques qui estimaient que le décideur sur le marché est rationnel dans ses choix, et que le marché est l’institution qui régule spontanément les jeux d’intérêts entre offreurs et acheteurs) ; il ne discute pas non plus les positions critiques qui posent que la rationalité des décideurs n’est que « limitée ». Il observe plutôt une « crise du management ». Mais il le fait en se distinguant d’une tendance de la pensée critique qui s’arrimerait dans une contestation radicale des formes de domination sans prendre en compte les grandes évolutions tendancielles de l’organisation des sociétés. Pour exemple, le management serait une pensée et une activité essentiellement marquées par l’exercice du pouvoir et de domination sans autre fin que de soumettre les formes sociales à la productivité et la profitabilité par l’exigence de l’adaptation permanente à une vision radicalement économisée et efficace du monde. Cette critique n’est pas celle de CLM et c'est, sans doute, ce qui a pu en irriter plus d’un. C’est à partir de sa relecture d’Hayek qu’il s’attache à montrer à quel point la pensée et l’impensé managériaux sont pris dans un cadre plus vaste de rationalisation du monde[5]. Autrement dit, chez CLM l’étude et la critique du management sont toujours plus vastes que la seule notion d’encadrement et de contrôle, c’est une métonymie des rapports de force sociaux et des systèmes d’organisation de l’ordre social. Cet ordre du monde se fonde aussi au-delà des formes modernes de l’organisation :

« C’est à dire penser le management dans sa dimension stratégique à la fois comme ensemble de conceptions, de décisions et d’actions visant à structurer des formes organisationnelles efficaces en fonction de leurs buts. Et aussi comme l’ensemble des méthodes rationnelles et normalisées de gestion des ressources humaines, matérielles et financières. Mais également comme l’ensemble des logiques stratégiques mises en œuvre en vue de continuer à exister dans des univers fortement concurrentiels et complexes. Ou enfin comme un ensemble de conceptions idéologiques de la rationalité, et de l’efficacité supposée des méthodes de structuration organisationnelle, conceptions critiquées depuis Marx jusqu’à Cornélius Castoriadis par de nombreux théoriciens, se réclamant ou non de la recherche en sciences humaines et sociales. » (Le Moënne, 2014, p.1).

D’autre part, et ce changement de perspective et d’échelle peut surprendre mais n’est pas contradictoire avec ce qui précède, cela permet de décrire les transformations des années 1980 touchant les « organisations institutionnelles ». Dans un texte de 1998 « Communications institutionnelles et recompositions organisationnelles. La construction des référentiels d’action dans les organisations du secteur social », il décrit les organisations du secteur sanitaire et social, ou médico-social – le plus souvent sous régime « associatif » – comme « organisations institutionnelles » « des organisations dont la dimension dominante est de s’être structurées autour de modèles institutionnels spontanés, à la prégnance d’autant plus forte que ces formes apparaissent pour ceux qui en font partie, avoir un caractère d’évidence « idéaltypique » » (Le Moënne,1998, p.146).

Il les décrira comme en cours d’élaborations de rationalités, notamment par un travail de rationalisation de l’action, la construction de « référentiels d’action et d’évaluation ». « Ces référentiels, comme leur nom l’indique, sont des dispositifs symboliques fondés sur des conventions d’interprétation et de coordination de l’action dans un temps d’un couplage incessant dislocation/ recomposition ». (Le Moënne, 1997, p.9).

« L’organisation semble ici conçue comme un « artefact » quasi technique, construite dans un processus de négociation des codes et des normes conventionnels, librement adoptés dans le cadre général de la démarche et constamment susceptibles d’être réajustés en fonction d’une évolution des projets ou du changement des buts. Une telle organisation se donne comme un dispositif flexible et susceptible de s’auto-disloquer pour se recomposer autour d’autres buts, éventuellement d’ailleurs avec d’autres acteurs et d’autres ressources. Elle se constitue dans un processus de « désinstitutionalisation » et dans certains cas, à travers les logiques de dislocation des sites et d’impartition, dans un processus de « déterritorialisation. » (Le Moënne, 1997, p. 9).

Enfin, cela nourrit une analyse plus profonde de ce qui agit dans ce que Hayek appelle les « ordres spontanés » ou les ordres complexes auto-organisés, comme les « institutions ». On peut dire que dans la période 1994-2000, les textes produits par CLM autour du couple « dislocation/recomposition » sont très marqués par cette analyse des dislocations spatiales, institutionnelles, processuelles. Il reconnaît ainsi que les tendances marquées à partir des années 70, du management des organisations, consistent à faire régir les formes sociales en fonction des normes organisationnelles pour les réduire à des logiques d’induction soumises à la pensée néolibérale, flexible, polyvalente. Si ces phénomènes conduisent à instrumenter, contrôler, disloquer, rigidifier, l’ordre organisationnel, CLM montre aussi que ce mouvement bien antérieur est au cœur des tensions organisationnelles. Il conduit vers des formes analysées comme « dissipatives » (c’est à dire non stabilisées et constamment évolutives sous la pression et en fonction de leur environnement) et « propensives ». Cette notion complexe exprimerait une inclination vers une potentialité, un devenir, un état donc non stabilisé de l’organisation qui peut inclure ainsi la désorganisation ceci afin d’éviter qu’on les analyse comme des « états » et des « étapes » successifs. CLM fait référence à Karl Popper (1992) et à François Jullien (2013) afin de dépasser une position dualiste ou mentaliste des formes organisationnelles et d’appuyer ainsi leur inscription dans un imaginaire social. De fait, ce qui reste à comprendre, c’est la manière dont se généralisent des formes organisationnelles, comment s’installent de nouvelles formes sociales, dès lors qu’il ne s’agit pas des effets voulus d’actions humaines rationnelles.

1.2 Les formes sociales et l’imaginaire qui fait société.

Il y a chez CLM une certaine méfiance, présente dans des discussions engagées et dans ses écrits, envers les tentatives soit d’historiciser mécaniquement la théorisation de la communication organisationnelle à travers des bilans ou de figer « l’artefact organisationnel » dans la représentation, le symbolisme. Nous avons relevé dans un texte de 2012 qu’un niveau d’analyse des transformations organisationnelles l’amène à décrire des transformations socio-économiques et socio-politiques, qu'en regardant avec attention la « crise du management » :

« Mais il s’agit d’un phénomène beaucoup plus global et plus profond, qui me semble manifester une mutation de notre rapport au monde et affecte donc ce dont nous voulons débattre aujourd’hui, les imaginaires. Ou, pour être plus précis et dans la postérité des travaux de Cornélius Castoriadis, qui concerne l’institution imaginaire des sociétés, l’ensemble des formes sociales qui structurent notre rapport au monde et les conditions de ce qui fait société. Cette mutation anthropologique peut-être, prudemment et je vais m’en expliquer, exprimée dans une formule un peu synthétique : il me semble que les logiques sociales dominantes sont passées, dans les trente dernières années, d’une anthropologie de l’espace à une anthropologie du temps ou, plus précisément de la vitesse. Ceci a accompagné une véritable dislocation des formes antérieurement dominantes d’entreprises et d’organisations et se manifeste à la fois par une symbolisation accrue de ces formes sociales et leur basculement vers des formes processuelles. » (Le Moënne, 2012).

On voit bien ici comment CLM cherche à lier une analyse sur le temps long des « institutions » et, dans une perspective anthropologique et culturelle de ce qui « nous » fait agir comme humains, avec une observation des organisations actuelles, de leurs équipements, de leurs collectifs en action. Nous approchons dès lors de notre question pour ce chapitre : comment s’articule l’analyse de la transformation des formes sociales et des « formes organisationnelles » actuelles avec la question de ce qui occupe tout l’espace social, pas seulement celui des entreprises et des administrations : la puissance des appareillages technologiques informatiques, « l’ère du numérique ».

1.3 Formes sociales et formes objectales.

« L’hypothèse des « formes objectales » prend donc acte de plusieurs phénomènes. D’abord l’oubli de la matérialité dans la pensée des processus sociaux, informationnels et communicationnels qui peut être analysé a minima comme une difficulté à penser les dispositifs matériels et techniques, les environnements, les objets, en bref, les contextes matériels et objectaux de toute vie sociale. Il s’agit ensuite de former une conception différente des conceptions triviales et dualistes des objets. J’entends par forme objectale les formes sociales qui résultent de l’appropriation dynamique de notre environnement matériel et qui sont des dispositifs de mémoires de routines, d’hypothèses d’usages possibles, cristallisées dans des formes qui en sont le support. » (Le Moënne, 2016, p. 150).

Certes, dans la vie des organisations, dans les investissements d’équipement et dans la restructuration des directions internes des entreprises, on observe la montée en puissance des équipements informatiques. Mais quelle place leur donner, première question. Et pourquoi cela se propage-t-il, seconde question.

À la première question, on peut répondre en termes de « bureaucratisation du monde », de mise en place d’outils permettant non seulement de répondre « à la demande » grâce à l’équipement qui transmet les signaux et les ordres, mais encore de « faire rapport » sur ce que les collectifs font… avec les bénéfices supposés d’une intelligence collective. On trouvera chez CLM de nombreux passages de ses travaux sur ce point. Pour répondre à la seconde question, il faut se replonger dans les questions d’émergences et d’altération des « formes sociales ». Si les transformations des « ordres construits » se font, quand bien même les volontés ne sont pas éclairées par une rationalité illimitée, c’est que l’innovation, ou la duplication des formes sociales ne sont pas effet de mode, ou effet de volonté des groupes dirigeants, mais… effet de ce que « nous » travaillons avec des outils, des mémoires, qui nous dépassent et nous prennent dans leurs imaginaires. Bref les « outils » actuels du travail bureautique et productif (hard et soft) sont des « formes objectales ».

C’est par l’étude de la succession de ces processus que l‘on aboutit aussi à l’idée de CLM que l’ordre social et organisationnel passe d’une anthropologie de l’espace à une anthropologie de la vitesse ; cette prégnance de la vitesse est présentée comme une conséquence de la dislocation des espaces et des instrumentations des nouvelles formes organisationnelles recomposées.

Il est temps maintenant d’aller voir de plus près ces équipements actuels du travail… et aborder ainsi véritablement le rôle et l’apport des objets techniques et technologies dans le mouvement de « dislocation recomposition ». De fait chez CLM, le niveau d’analyse choisi peut l’éloigner de l’étude située et contextualisée en même temps des bouleversements de l’organisation du travail et des agencements entre les formes et les processus de changement au niveau de l’action avec les techniques. Il semble aussi que l’indétermination sociotechnique soit peu soulignée dans ses analyses. C’est aussi ce versant d’une discussion des travaux de CLM que nous allons maintenant aborder en traitant également de sa perception du rôle des dispositifs numériques et digitaux.

2. Le couplage « dislocation/recomposition à l’épreuve des techniques et de la numérisation

Dans cette seconde partie, centrale et la plus longue, nous procèderons en trois temps.

Le premier reviendra sur la manière dont les Sciences de l’Information et de la Communication (SIC) ont réfléchi sur les techniques et les transformations industrielles où la robotisation et l’informatisation changeaient les process et peuvent faire penser autrement l’information, la circulation des signaux et du sens, et le travail collectif d’interprétation et de communication. CLM se trouve, dans les années 1985-2005 pris dans des débats et des luttes scientifiques. Nous expliciterons, en les discutant, les positions de CLM sur le rôle des technologies dans les transformations des process, des activités industrielles, leurs organisations et leur management. Nous nous demanderons quelle place il donne à l’incertitude et à l’indétermination dans l’activité organisée, jusque dans ses aspects informationnels et communicationnels ; nous regarderons la manière dont il se situe dans les débats sur la place grandissante des machines et du calcul (des algorythmes). De fait, ce n’est pas que l’organisation – son process, son management  – qui est industrialisée autrement avec les « nouvelles technologies », c’est aussi le travail des acteurs sociaux qui font avec un nouvel environnement, une autre manière de devoir travailler. Dès lors, nous proposerons de regarder de plus près cet univers technologique, nous tenterons de nous y retrouver dans le foisonnement des dispositifs de l’ère numérique. Il y en a tant, dont la place est tellement différente dans l’activité organisée, et qui donnent aux gens qui travaillent une place et des situations tellement différentes.

Dans un second temps, nous prendrons le cas d’un de ces « outils » organisationnels, souvent étudié en Sciences Humaines et Sociales, les Intranets. Nous pointerons les phénomènes qui intéressent CLM dans leur mise en place et leur fonctionnement. Nous situerons alors nos décalages avec ses analyses.

Enfin, nous pourrons revenir sur la manière dont de nombreux chercheurs en communication organisationnelle, que connaissait bien CLM, ont pu à leur manière interroger les phénomènes liés au développement sans précédent de l’activité outillée et des dispositifs numériques. Des études précises, situées dans des univers différents et qui regardent la façon dont les organisations se transformaient visiblement. En reprenant les résultats de ces travaux, nous voudrions montrer que la synthèse de toutes ces avancées est certes difficile – il n’est pas temps encore de faire un bilan – mais que seule la reconnaissance de la richesse des terrains situés et la discussion feront avancer les théorisations utiles et nécessaires. Il s’agit en effet de penser les formes actuelles de rationalisation des process, de l’activité, du travail et le rôle et des dispositifs numériques et celui des acteurs sociaux qui mettent en œuvre, échangent et communiquent pour élaborer collectivement les connaissances et les aptitudes qui font que « cela marche quand même ».

On peut partir d’un très intéressant préambule consacré à la numérisation : « Transformations des communications organisationnelles en contextes numériques. Quel contexte global d’émergence, quelles caractéristiques et tendances, pour quelles perspectives de recherches ? » (Le Moënne, 2014). Il est possible d’appréhender en trois temps la façon dont CLM perçoit les dispositifs et technologies numériques. A partir d’une reprise de travaux antérieurs, il réaffirme sa position : la dislocation des formes organisationnelles classiques passe d’une localisation où l’implantation physique est absolue à une nouvelle rationalisation capitalistique orientée par des priorités accordées à l’accélération des changements où la flexibilité, l’externalisation des productions joue un rôle prédominant. Le recours à des chaines de coopération et sous-traitance va alors produire une explosion des normes. Ensuite, il perçoit l’évolution du management, l’encadrement du travail, les processus de rationalisation productive et cognitive comme un révélateur de toutes les formes d’organisations sociales. Enfin, de ce fait, il interprète la plasticité des technologies comme un vecteur au service de la distance, de l’agir au travail, des agencements et ajustements dans le cadre de l’activité qui se traduit dans des formes objectales. Cela conduit CLM à réintroduire la notion de dispositif qu’il avait auparavant négligée mais ce processus intellectuel le conduit surtout à combattre une réduction de ces phénomènes aux travaux sémiotiques en se référant surtout à leur dimension actancielle, ancrée, matérialisée. Pour nous, ce qui peut se discuter chez notre auteur, c’est l’idée que les TIC seraient surtout des processus et dispositifs adjuvants dans les phénomènes d’accélération radicalisant les effets de « dislocation/recomposition ».

2.1 Des technologies vues comme actantielles mais moins perçues comme intra et infra socialisées et désocialisées

En effet, ces technologies fixent aussi un devenir repositionnant les questions d’espace, de temps, de vitesse, et de structuration de l’organisation du travail. Mais s’agit-il seulement d’accélération des processus productifs et d’échanges ? Ce que nous voudrions discuter, c’est sans doute l’oubli de ce que les technologies numériques, leurs infrastructures et leurs logiciels, les outils numériques communs aux organisations et aux personnes dans leur « vie connectée » construisent une rationalisation qui affecte l’activité au travail, la place et le rôle des acteurs au travail, produit désocialisation et désinstitutionalisation, et mise à distance des formes ancrées dans l’activité au travail. La férule des normes technologiques et l’obligation d’exercer des capacités nouvelles à évaluer, mesurer, faire interagir les connaissances (bases de données, tableaux de bord, outils de gestion, et autres logiciels et applications, systèmes d’informations permettant de régir, de contrôler et de standardiser l’activité) traduit aussi d’autres phénomènes globaux. Ceux-ci s’inscrivent dans « le nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiappello, 1999) dématérialisé et omniprésent. Autrement dit, les outils numériques servent une dislocation des forces sociales constituant les formes organisationnelles ancrées et cette dislocation oriente des processus profonds de recomposition fixant une autre destinée à ce qu’on a longtemps considéré comme l’expression du travail et de l’activité. Le marqueur social devient finalement essentiellement une variable d’adaptation et de régulation dans le contexte d’une rationalisation assimilant travail, cognition et réflexivité attendue des salariés sur la tâche et l’activité. Dès lors, sur ce versant de la conversion numérique des organisations, ces dispositifs ne jouent plus seulement un rôle d’accélérateur. Ils sont un agent moteur voire inducteur de transformations profondes localisées mais aussi systémiques.

Cette manière d’envisager les mutations en contexte numérique reprend pour une bonne part d’anciens et d’actuels débat sur le rôle et « l’essence » des techniques dans les sociétés. Heidegger (1993) instruisait d’une certaine façon le procès des techniques comme « enjeu majeur du 20ème siècle » tout en s’inscrivant dans une vision pessimiste de l’avènement des techniques qui imprimeraient leur marque et leur rythme aux sociétés. Sur un autre versant, Leroi Gourhan (1964), Simondon (1989), s’inscrivent bien dans une longue traduction sociotechnique au regard des effets de réciprocité entre influence technique et appropriation par les sociétés en désignant la technique comme le prolongement de nos intelligences et le support de nos destinées. Plus proche de nous dans le débat, Sloterdijk (2000) considère radicalement une nouvelle ère de rupture, en prolongeant et dépassant Heidegger. Il affirme une situation d’impasse de l’humanisme du fait d’une rupture cognitive inscrite dans la dénégation de l’histoire et la fin de la transmission par effet d’élection, d’affinité et de proximité. Là où la tradition socio technique voit des continuités, des prolongements, des complémentarités entre techniques et sociétés, Sloterdijk ne semble voir que des ruptures abâtardies qui ne savent pas inscrire une refondation de l’humanisme et un nouvel élan vers ce que serait maintenant une transmission de qualité accordée aux nouveaux défis technologiques.

Comment situer CLM dans ce débat ? Autant celui-ci refuse de penser toutes les techniques autrement que comme part de l’intelligence humaine, autant il exprime un malaise constant vis-à-vis des transformations numériques, sans en refuser l’avènement. Il reste finalement discret face à des dynamiques de rupture, des asymétries et apories entre changement et continuité, et du tissage fait de dématérialisation, d’éclatement, de tensions et pressions dans l’encadrement des activités au travail corrélant le contrôle et l’auto contrôle corrélés, etc. : « On aura compris que je ne nie pas les phénomènes qui sont habituellement et dans plusieurs rapports ou écrits, attribués à internet ou au numérique. Mais que je considère qu’internet ou le numérique n’en sont pas la cause, même si ces processus sont massivement accélérés et amplifiés par la mutation numérique, dont on ne peut nier qu’elle a un effet systémique, global. Celui-ci la rend d’ailleurs assez difficile à appréhender et à analyser dans ses différentes dimensions et dans ses multiples conséquences ce qui, au demeurant, participe également aussi de la crise managériale que je mentionnais au début de mon exposé. » (Le Moënne, 2012, p.4).

Nous allons revenir très vite sur ces aspects en tentant d’ailleurs d’y réfléchir dans une contextualisation plus spécifiée. Il semble en fait que, tout en pointant la nécessité des empiries ancrées afin d’envisager ces phénomènes complexes et actuels, CLM a lui-même du mal à entrer vraiment sur le terrain « dur » de l’organisation du travail en termes de reconfiguration, déstructuration, recomposition et désocialisation de l’activité au travail liées aux dispositifs numériques et digitaux. Or ne faut-il pas avancer sur les rapports entre les codages et informations que construisent et font circuler les machines et leur interprétation – donc les apprentissages et ajustements communicationnels des gens au travail – en période d’incertitude ? Ne faut-il pas aussi prendre la mesure des imaginaires que portent les dispositifs numériques et des nouvelles obligations faites aux salariés ? Dans l’univers foisonnant des machines et dispositifs numériques, comment penser la variété de leurs fonctions ?

Repenser l’information-communication, quelle place pour l’incertitude et l’indétermination ?

De fait, nous avons, de la même façon dans nos propres réflexions, exercé une certaine critique des arguments de Rosa (2013) : ce dernier donne finalement un rôle assez mineur ou secondaire aux technologies numériques dans l’étude de l’accélération. Ce chercheur mésestime leur rôle ou leur attribue essentiellement une place d’agent ou d’outil factuel relayant l’accélération qui régirait la marche en avant des sociétés en ne nous laissant plus le temps d’être disponible à nous-mêmes.

Chez CLM, avec une certaine similarité, la proposition faite pour redéfinir les rapports entre information et communication (travaillant l’information en termes d’» in-formation ») n’est- elle pas une façon de couvrir une difficulté pour embraser à la fois les dispositifs, les mouvements et leur traductions ? Dans l’approche constructive de Jean-Louis Le Moigne, on trouve ainsi une formule relayée par CLM « l’information forme l’organisation qui la forme » (Le Moigne, 1991). C’est une vision assez normée et déterminée et nous avions proposé, à rebours de cette conception cyclique qui faisait de l’information l’alpha et l’oméga des apprentissages organisationnels, la formule suivante, avec un effet boomerang : « l’information déforme l’organisation qui se reforme ensuite » (Durampart, 2009).

Autrement dit, cette idée « d’in-formation », inspirée par Le Moigne, prise dans un prisme assez global – sans doute pas assez explicitée et surtout assez éprouvée, par Le Moënne – semble donner une grande primauté au prisme informationnel pour incarner les formes organisationnelles. Cette conception théorique prend le risque de recouvrir du coup les substrats proprement communicationnels présents dans la dislocation/recompositions des formes organisationnelles. Si le concept « d’in-formation » nous paraît fertile puisqu’il montre que l’information ne saurait se réduire aux phénomènes de traduction, de diffusion voire de processus – si l’information est un processus, donc « circule » et se transforme dans l’ensemble des contextes, la communication est-elle réduite à la circulation ? Elle se manifeste au-delà, puisqu’elle agit au service des recompositions organisationnelles (coopération, collaboration, agencements de normes et de leur entendement) afin de faire tenir ensemble les éléments qui sont mis à l’épreuve de la dislocation. Bon connaisseur du travail des équipes au travail, et donc de leur communication comme coordination, aux prises avec l’information signal des systèmes de gestion et de contrôle des process productifs – la nécessité nouvelle d’agir en synchronisation avec les systèmes d’information numériques, CLM cherche à établir une nouvelle façon de penser l’interdépendance entre information et communication, du moins c’est ainsi que nous percevons cette proposition.

Mais, on le voit, il est possible que ce parti-pris prenne le risque de rétablir une césure information/communication en ramenant l’information comme le substrat même des mouvements organisationnels. Or, il nous semble qu’une certaine vision – pas forcément présente chez CLM – tend à donner aux processus d’information (comme chez Le Moigne par exemple) une surdétermination en proposant que l’ensemble des indéterminations et incertitudes puissent se résoudre par des processus de récursivité et de rétroactions alors que cette zone d’incertitude se nourrit aussi des aléas de la circulation de l’information (et donc des pratiques d’interprétation des gens travaillant dans le processus circulant, qui renvoient à bien des apprentissages collectifs). Dès lors, il nous semble que même si, par apparence, l’information est plus sujette aux normes et au pilotage des flexibilités organisationnelles, les processus de communication peuvent aussi relever des mêmes tendances. En ce sens, les deux pôles nous semblent arraisonnés, corrélés, avec des tensions qui relèvent d’une approche que doit conduire notre discipline. Reste que ce concept forgé « d’in-formation », auquel tient CLM, nous paraît intéressant pour réintroduire un questionnement dialogique constamment interrogé par les SIC.

Or, insistons, il nous semble que les dispositifs numériques et les TIC, s’ils n’ont pas initié ces phénomènes (la gestion des incertitudes dans les processus productifs et les décisions des personnes au travail dans la chaîne d’activité, les recompositions renouvelées des organisations industrielles et commerciales) les ont profondément radicalisés, ce que CLM reconnaît pleinement – avec une certaine dose de contradiction avec sa vision assez relativiste du rôle des TIC :

« De façon concrète, il convient évidemment de prendre en compte et de comprendre que la mutation numérique recompose l’ensemble des formes organisationnelles et des facteurs de production. Il en découle évidemment qu’elle recompose l’ensemble des logiques d’information-communication organisationnelles en obligeant d’ailleurs à sortir définitivement d’une conception partielle et segmentée de ces logiques. Dans la mesure où l’information numérique devient le principal vecteur de communication, il faut évidemment l’envisager comme le principal vecteur de structuration organisationnelle. L’information-communication comprise comme mise en forme et mise en sens délimite les formes organisationnelles, les dispositifs de synchronisation de l’action individuelle et collective, les relations humaines comprises de façon extensive comme inscrites dans, et mobilisant des formes sociales, formes organisationnelles, formes objectales, et formes sémiotiques. » (Le Moënne, 2014, p. 21-45).

Nous ajouterions, ce que CLM dit en d’autres occasions, que ces dispositifs agissent au point d’engendrer des formes désocialisées et dés-institutionnalisées de l’organisation du travail. Ces phénomènes s’incarnent dans la déconstruction des relations, des ajustements, qui renvoient plus, nous le soulignons, à des processus communicationnels et s’affirment dans des agencements qui fixent un nouveau devenir entre l’organisation du travail et les formes organisationnelles recomposées.

L’agir technique et les TIC dans le monde social : détour et retour par Bruno Latour

C’est sans doute sur ce plan qu’il nous parait que CLM répugne, en un sens, à entrer dans la relation entre organisation du travail reconfigurée par les technologies actuelles et les formes organisationnelles disloquées et recomposées. Il nous semble, pour décrire la situation épistémique des SIC, que, sur le terrain de l’information-communication, la filiation dans le grand courant des sociotechniques est sinon fondatrice mais du moins régulièrement convoquée et travaillée en SIC[6]. Cette approche suppose souvent d’avoir à se situer entre une approche déterministe des techniques (le diffusionnisme par exemple) et approche critique (combattre ou déjouer les perspectives « mainstream » par exemple), redonner du sens aux notions ou désignations qui qualifient le progrès technologique et pensent la culture technique (repenser les « sociétés de l’information », et leur préférer les sociétés de la connaissance), inscrire l’histoire et la pensée des techniques dans une approche en SIC en insistant sur la réversibilité constante des mouvements de la technique vers le social et du social vers la technique. Pour donner un exemple du type du débat auquel cette approche peut conduire, dans les premières années d’Org&Co, CLM se montrait régulièrement critique de l’approche de Bruno Latour (Latour, 1994, 2006)[7]qu’il trouvait installée dans une forme de détermine et positivisme technique. Il nous semble que cela revient à une tentation assez courante en SIC d’attaquer frontalement la notion de « non humains », par exemple, en faisant comme si Latour en avait fait un deus ex machina réifiant. Même en reconnaissant que Latour n’a pas été toujours lui-même très prudent, il faut dire qu’il n’a jamais fait de la catégorie « non humain » une catégorie à part entière pouvant englober tous les construits sociotechniques. Il s’agirait plutôt, à notre sens, d’un cadre d’agencement pour montrer à quel point l’humain s’articule avec du « non humain », et, dès lors, reconnaitre l’avènement de médiations sociotechniques et l’importance que les technologies actuelles prennent dans l’évolution des activités humaines de tout ordre.

Il y a justement chez Latour, dans cette catégorisation du « non humain », cette idée de CLM que les techniques sont autant chargées d’affects et d’investissements, d’imaginaire qu’elles sont matériellement ancrées. Autrement dit, les techniques s’insèrent dans un système social et font elles-mêmes système social et vice-versa, c’est sans doute sur le plan de cette réversibilité opérant conjointement que Latour n’est pas, en tout cas dans un premier temps de sa réflexion, assez précis. De fait, il est bien sûr illusoire de vouloir établir une séparation entre le monde social et l’appareillage technique. Les deux se débordent et se répondent constamment l’un et l’autre tout en étant étroitement associés.

Or, les questions sur les effets des environnements socio-techniques prennent plus d’ampleur dès lors que l’on passe des machines mécaniques aux machines numériques dont les Technologies de l’Information et de la Communication.

Chez CLM, on notera sa salutaire précaution consistant à ancrer ladite « révolution numérique » dans des antériorités : « Une bonne part de ce qui est analysé comme le résultat de l’émergence du numérique existait préalablement à cette mutation. Le numérique a été un des vecteurs et un des dispositifs opportuns qui s’est inséré dans ces tendances, qui les a peut-être – sans doute – intensifiées et accélérées. Mais il n’en est pas la cause » (Le Moënne, ٢٠١٤, p.٢١-٤٥). Le terme de « révolution » nourrit effectivement le fantasme d’une « culture numérique » hégémonique. Mais on ne peut pas pour autant recouvrir le fait qu’il s’agisse de transformations profondes.

Il nous paraît important à ce moment de préciser le cadre conceptuel de CLM vis à vis des grandes transformations organisationnelles au regard des technologies de l’information et de la communication. Il nous semble que le texte de 2014 : « Transformations des communications organisationnelles en contextes numériques » (Le Moënne, 2014, p. 21-44) est un moment important. On peut supposer que, pour souligner le tournant des années 1980 (propice à l’avènement des technologies d’information et de communication), les travaux sur la révolte capitaliste propriétaire, la lecture de Piketty (2008), de Negri (2000) et des économistes d’ATAC font progresser CLM dans son étude des grands mouvements phénoménologiques autour des organisations. Ce mouvement régulier conduit à la suprématie des logiques financières servies par une normalisation algorithmique. Cette sensation qu’il s’agit d’un mouvement irrépressible se prolonge chez CLM par la mise en évidence d’une explosion des normes et des politiques de qualité (avec un lien inextricable entre les deux pôles). Ce mouvement va se traduire par une représentation idéologisée du « client entrepreneur » et la judiciarisation des activités conduisant à l’évaluation publique des activités professionnelles. Certes, CLM distingue peu la diversité des phénomènes selon les secteurs socio-économiques, mais il reconnaît que l’avènement des technologies sert cette évolution. Ainsi, dans le même texte, il précise sa pensée sur la mutation numérique et l’information numérique en pointant des effets sur toutes les formes sociales avec comme appui Simmel (1900), et précise sa pensée avec une avancée épistémologique sur le concept de « formes objectales ».

« J’entends par forme objectale les formes sociales qui résultent de l’appropriation dynamique de notre environnement matériel et qui sont des dispositifs de mémoires de routines, d’hypothèses d’usages possibles, cristallisées dans des formes qui en sont le support. Ces hypothèses d’usage ne sont pas fermées. Elles sont essentiellement pratiques, fonctionnent de façon pragmatique. » ... « Sous cet aspect ce sont des propensions d’action qui se donnent comme ouvertes aux écarts, aux adaptations, aux jeux. Elles convergent sur ce point avec les autres formes sociales que sont les formes sémiotiques et organisationnelles. Les langages, écrits, traces, symboliques, comme les règles, normes, routines, sont des dispositifs ouverts, processuels, susceptibles d’évolutions et adaptation. Cette notion de propension s’applique donc à toutes les formes sociales (…)  »(Le Moënne, 2015, p.150).

Cette réflexion et définition de « forme objectale » lui fait alors réintroduire le terme de dispositif et l’amène à ne pas se satisfaire de la réduction des dispositifs aux approches sémiotiques. Il pense plutôt le dispositif sous la forme d’une intentionnalité, comme la traduction d’une radicalisation des formes de coordination déterritorialisée, ce qu’il appelle des « formes organisationnelles dissipatives ». Ce dispositif (numérique) est rendu possible par une baisse des coûts des technologies de l’intelligence.

La question se pose alors de savoir si, en fait, CLM ne traite pas autre chose que le rapport organisations/technologies lié à la nouvelle production du profit en demeurant sur le versant d’une numérisation qui affecte tout particulièrement la production industrielle et marchande (big data et profilage généralisé). N’est-ce pas cette restriction qu’il avoue en reconnaissant alors un problème épistémologique pour penser la situation numérique et les modèles éco-alternatifs ? Il nous semble que sa pensée reste attachée aux formes de production, aux transformations organisationnelles dans un grand mouvement de recomposition politique et économique des sociétés et des conceptions pour produire, commercialiser, établir les formes de gestion et de management.

Là où CLM regarde peu ou discute peu, c’est sur deux plans qui nous semblent à la fois corrélés avec ses analyses mais aussi peu présents dans son attention. Il s’agit, d’une part, de la transformation radicale et incessante de l’organisation du travail à un niveau plus micro, là où les technologies numériques justement vont agir ou être utilisées de façon marquante. Il s’agit ensuite de la transformation profonde de la recherche, de la production et de la diffusion des connaissances et de leur circulation qui affecte les structures, les modes de production et les formes de l’activitéDe fait, ces deux grands plans nous semblent agir en profondeur : l’approfondissement et l’arraisonnement des logiques de dislocation/recomposition par les dispositifs numériques d’un côté ; de l’autre, un envahissement par les technologies intelligentes des formes de l’exercice de l’activité et du travail qui s’affirme dans la puissance des agencements organisationnels numérisés au détriment des ajustements entre acteurs. On assiste à une accentuation insidieuse du contrôle à partir d’une exacerbation de l’autocontrôle (une notion peu abordée par CLM et qui nous semble fondamentale). Cette association contrôle/autocontrôle se manifeste dans l’investissement accru de la force du travail par la distanciation, la dématérialisation et les formes d’apprentissages situées et contextualisées au plan organisationnel ; or ces phénomènes sont directement liés à une présence radicalisée et prégnante des technologies numériques dans l’agir au travail. Nous allons maintenant développer et revenir sur ces phénomènes dans la poursuite de notre analyse en abordant des exemples partiels et limités qui auront pourtant le mérite d’éclairer l’ensemble de cette analyse.

Le monde numérique en action dans les interstices du travail

Précisons ici les deux technologies qui alimentent la réflexion qui suit : il faudrait toujours préciser ce que sont finalement ces technologies notamment dans le cadre de l’organisation du travail si l’on veut préciser le rôle des dispositifs numériques. Deux ruptures se produisent, au tournant des années 90-2000 : la micro-informatique en premier lieu et la téléphonie portable ensuite... D’une certaine manière, observer ces phénomènes permet, dans la lignée de ce que propose CLM, de lier l’analyse des « formes objectales » (incluses finalement dans une anthropologie socio technique) et les « formes projets » : on aurait là comme l’illustration d’un basculement des formes instituées vers des formes suspensives et en permanente recomposition. Nous ne reviendrons pas sur les basculements, transformations, mutations, disparations ou reconversions de métiers, de taches ou de fonctions. La littérature est dense à ce niveau et ce phénomène est évidemment majeur. Globalement, et c’est un peu simple de le dire ainsi, ces technologies agissent au confluent de la dérégulation et de la régulation.

Il faut aussi s’intéresser au fait qu’elles ont accentué une hybridation des mondes professionnels et privés sur la base de la mobilité, la transportabilité, d’une forme d’ubiquité. De ce fait, elles globalisent, débordent les sphères ancrées dans la répartition des activités. On travaille chez soi et on règle des contingences privées au travail.

Sur le plan dont sont régies les activités au travail, elles ont radicalisé l’évaluation avec un subtil détour par l’auto-évaluation (très prise en compte par CLM) la réflexivité sur l’activité, la coopération, l’expertise individualisée, la responsabilité avec un cortège de tensions et de mouvements contradictoires ou plutôt asymétriques. En conséquence, c’est le lien entre l’acteur au travail et l’organisation qui se transforme, ainsi que sa responsabilité comme acteur professionnel ; un cortège de pressions s’exerce alors sous le fait d’un surcroit de travail, de tensions et de productions intellectuelles invisibles souvent considérées comme acquises donc non formalisées ou gratifiées. L’expertise individuelle est aiguillonnée par l’omniprésence du contrôle à travers une visibilité commune (une fonction parmi d’autres des portails et des plateformes), mais aussi l’impérieuse nécessité de vérifier, valider, légitimer, arraisonner son travail avec les objectifs fixés (auto contrôle).

C’est donc globalement une nouvelle relation entre l’acteur au travail et les connaissances requises ou acquises sachant que les dispositifs numériques sont avides d’auto-apprentissage, réapprentissages, désapprentissages et nourrissent alors une nouvelle relation entre cognition au travail et évolutions de formes de travail (Casilli, 2019). Que l’on parle de co-créativité, de créativité collective, de design organisationnel, c’est un enjeu crucial pour le management qui peut conduire alors aux idéaux tels que l’apprentissage organisationnel si cher à Le Moigne (1991), l’organisation apprenante (Durampart, 2015), l’intelligence organisationnelle (Nonaka, 1996) afin de résoudre le lien entre la cognition située, individualisée, distribuée et l’intelligence collective. Sur ce point, il est étonnant que Le Moënne, qui décrit les processus qui construisent « les formes objectales » – mémoires routines, affects, traces, imaginaire technique investi mais débordant aussi l’acteur par un devenir imprévisible – s’attarde peu sur cette question des apprentissages et de leur lien avec la construction des nouveaux types d’identités professionnelles. C’est cette disposition immergée suscitant un surcroit de tensions dans l’organisation du travail que nous ne cessons d’interroger dans nos travaux en étudiant notamment les formes d’idéalisation de l’efficience organisationnelle au détriment de l’effectivité des ajustements entre acteurs et la remise en cause des liens sociaux en présence.

Autre point : on peut aussi évoquer à quel point la plasticité des technologies numériques au travail contribue à renforcer, voire à nourrir l’insidieuse nouvelle idéologie capitalistique (bien étudiée chez Castoriadis) en instabilisant le monde social afin de mieux l’assujettir. De notre point de vue, on touche là à une dimension cognitive centrale, traitée notamment par Catherine Malabou ; celle-ci travaille sur les structures du cerveau et leur appropriation et déclinaison dans les conceptions qui veulent régir les sociétés ou modéliser le fonctionnement social. Cette spécialiste de philosophie contemporaine française et allemande, investiguant sur le fonctionnement et les traductions de l’activité du cerveau dans la société, s’est intéressée progressivement aux travaux des neurosciences et de la biologie afin d’affirmer le concept de plasticité (Malabou, 2011). Étonnamment, elle vient de faire dans son dernier ouvrage : Que faire de notre cerveau bleu, une forme d’auto critique consistante en disant qu’en observant les derniers développements de l’IA, elle finit par reconnaitre qu’il est bien possible que l’ordinateur rejoigne et s’associe au cerveau et devienne même un devenir de l’humain, ce qu’elle dit avoir dénié pendant longtemps. Dans une communication à Montréal lors d’un colloque ACFAS, (Durampart, 2017), nous revenions sur des aspects qui fixent une destinée d’intelligence collective, d’assimilation des technologies numériques : les organisations sollicitent, voire promulguent comme prescription une forme de disposition cognitive sur le mode du fonctionnement du cerveau, la flexibilité, la polyvalence, un « esprit du temps » au sein des organisations. Dans l’ouvrage que nous citons (Malabou, 2011) l’auteure (la première Malabou que nous aurions tendance à préférer à la seconde) s’appuie sur les travaux de Boltanski-Chiapello (1999).

« L’accent est clairement mis aujourd’hui sur la polyvalence plus que sur le métier, sur la multiplication des rencontres et des connexions temporaires, potentiellement réactivables (…) Le capitalisme fait évidemment – implicitement et explicitement – référence au fonctionnement neuronal lorsqu’il prétend substituer aux ontologies essentialistes des espaces ouverts (…) – par les relations dans lesquels ils entrent et se modifient au grès des flux, transferts, échanges, permutations, déplacements qui sont (…) les évènements pertinents »« A tel point que les ancrages dans un espace ou une région, l’attachement à la famille, à un domaine de spécialisation, la fidélité trop rigide à soi paraissent incompatibles avec ce que l’on appelle aujourd’hui l’» employabilité ». Il faut être toujours sur le départ pour survivre, c’est à dire en un certain sens pour rester. » (Malabou, 2011, pp. 142, 219, 450, Références au nouvel esprit du capitalisme, Boltanski et Chiapello).

C’est en nous plaçant sous cette analyse que nous allons esquisser une caractérisation possible des technologies numériques dans le contexte du travail.

Une tentative pour caractériser les dispositifs numériques

En termes de catégories renvoyant aux dispositifs et technologies numériques, le profilage est quasiment impossible, il y faudrait un ouvrage entier. Nous pouvons juste donner quelques pistes.

•Au premier abord, les technologies de rationalisation et de mesure : bases de données, workflow, traçages divers, tableaux de bords, agendas… qui à la fois coordonnent l’activité sous contrôle et surenchérissent la responsabilité de l’acteur, amplifient la coordination convergente ou non en fonction de l’entendement commun.

•Ensuite, les technologies relationnelles et communicatives : applications de réunions en ligne, utilisation de mailing listes, téléphonie mobile partagée, etc… qui amplifient la mobilité, hybrident présence, distance, absence aussi.

•Enfin (évidemment non) les technologies globales qui s’instaurent comme des métaphores, artefacts organisationnels : portails, plateformes, Intranet, sites, et les dynamiques insatiables de knowledge management, corporate, etc.

•Nous pouvons les prolonger par les technologies collaboratives et coopératives passant par la redoutable efficacité de Google à fournir des applications de partage de documents, de plus en plus élaborées jusqu’aux réappropriations de Facebook, Twitter dans des fonctions de partage et d’échanges professionnels (que l’on veut rendre plus conviviaux) pour aboutir à ce vertige du community management qui semble être le nec plus ultra de l’avènement du client partenaire ou conjointement du salarié client.

Nous allons endiguer une telle effusion et nous attacher à une forme d’outil numérique que nous venons d’appeler « technologies globales ». Ce sera le cas de nous intéresser aussi aux relations stimulantes entre formes objectales et formes projets établies par CLM mais aussi de montrer ce qui se joue dans les interstices du travail.

2.2 Les Intranets : une illustration du croisement entre formes objectales et organisations projets

Nous nous appuyons ici sur un long fragment d’un article de 2006 : « Quelques remarques sur la portée et les limites des modèles de communication organisation » (Le Moënne, 2006) où, après avoir discuté des « modèles » et de leur rôle dans l’analyse des communications organisationnelles, CLM estime que « l’enjeu central n’est pas de supprimer les modèles qui visent à automatiser ce qui peut être routinisé et simplifier les logiques d’action », mais plutôt de prendre en compte comment les acteurs du travail peuvent s’appuyer sur la mémoire collective et les logiques d’action cristallisées pour faire face dans une intelligence collective aux événements. Dans ce contexte, il relate l’expérience, ici un échec estime-t-il, de l’installation d’un intranet dans un service départemental de l’Aide sociale à l’enfance. Voilà globalement ce qu’en dit CLM :

« Intranet possède évidemment les caractéristiques fondamentales d’Internet dont il reprend les concepts essentiels : logique hypertextuelle, distribution maximale des accès, contournement des contrôles et ouverture maximale vers les potentialités de navigation, et possibilité de limiter l’accès général vers certains secteurs par dispositifs codifiés. Internet implique la reconnaissance contradictoire à la fois d’une logique d’ouverture et d’une logique de clôture symbolique. Il renvoie donc, au-delà d’un débat désormais assez classique sur « l’accès », à une réflexion plus profonde sur les potentialités et sur les formes organisationnelles. »

Il va ensuite évoquer : « un hyper média un hyper organisateur, une hyper publicisation », souligner l’effet d’une métaphorisation des processus et des formes organisationnelles « puisqu’il peut être analysé comme un dispositif de coordination de l’action collective en registre de traçabilité et de production de mémoire ». Si nous traduisons cette affirmation que nous partageons, c’est dire que cette technologie « globale », « l’Intranet esprit maison », instaure une régulation des utilisations et appropriations de l’Internet sous contrôle, en responsabilité partagée et renvoyant à l’intelligence collective de l’organisation. Il devient une fenêtre de l’état et de la dynamique de l’organisation dématérialisée en conciliant cette dislocation de l’espace, du temps et de la vitesse de réactivité en proposant une « image » dynamique de l’organisation, proche dans la distance et dans l’accessibilité sur tous les postes de travail et sur tous les écrans. S’il enrichit tous et est enrichi de tous, il devient donc une reproduction dans la distance des processus de collaboration intellectuelle au travail. Il vit donc au rythme de la vie de l’organisation. On peut donc bien voir dans cette focalisation opérée par CLM l’apparition d’une « forme objectale » puisqu’il reprend dans cette description les principales fonctions décrites sur cette notion mais aussi dans les processus qui en découlent. Or on peut reconnaître aussi dans Intranet une forme « d’organisation projet ». Le mot apparait 17 fois dans ce texte pour décrire comment l’organisation située, localisée, structurée se décompose et recompose en autant de processus projets.

Or, quel est le projet managérial sous-jacent à la volonté de la mise en place d’un Intranet ?

« Une tentative pour mettre en place un intranet, dans un département, en vue de permettre aux professionnels de l’action sanitaire et sociale territoriale de coordonner leurs actions et leurs décisions débouchait ainsi concrètement sur la question suivante : comment mettre en place un dispositif de coordination par Internet entre les circonscriptions de l’action sociale et en particulier les éducateurs et assistantes sociales de l’Aide sociale à l’Enfance qui sont chargés de visiter les familles et peuvent être amenés à prendre, en urgence, des décisions de protection et de placement d’enfants dans des foyers départementaux ou des familles d’accueil »

« Question redoutable et expérience type, notamment pour essayer de comprendre comment la déterritorialisation des formes organisationnelles antérieures, fondées sur l’appartenance à une circonscription territoriale et physiquement située peut, à travers Intranet, permettre de recomposer, par la règle et la norme d’usage, des formes organisationnelles symboliquement reterritorialisées. » (Le Moënne, 2006, p. 48-76).

Dans nos propres travaux concernant les Intranet, menés au milieu des années 2000 (Durampart, 2009) nous avons pu voir à quel point cet arrêt sur « les formes objectales » décrit bien les états successifs d’une dislocation. Celle-ci est marquée par les rationalisations et conduites d’activités liées à la prégnance des objets techniques en situation. Nous voudrions ici mettre en lumière d’autres phénomènes qui complèteront cette analyse. Tout d’abord, phénomène que CLM ne relève pas, c’est la dimension spécifique et ancrée des Intranets français en phase avec une tendance de la communication publique et privée « à la française » dans les institutions et grands groupes. On ne mesure pas à quel point et à quel niveau, il s’est agi en France de domestiquer Internet et aussi de prolonger un ancrage ancien issu des réseaux locaux d’entreprises (Durampart, 1999), mais aussi d’une volonté de réguler, normaliser les usages d’Internet au travail, somme toute, une volonté d’institutionnaliser sous la forme « d’Internet maisons » à la fois globalisés et localisés (les experts dans cette période parlaient de « glocalisation ») les flux d’information et les dynamiques relationnelles d’Internet. Certains informaticiens, responsables de systèmes informatiques au sein de grands groupes ou d’instituts, nous ont parlé dans cette période de la diffusion d’Internet en France (le milieu des années 90). Ils évoquaient une véritable panique du management alimentée d’ailleurs par nombres d’abus ou de dérives constatés (commis par des informaticiens eux-mêmes) pendant la phase d’acclimatation de l’Internet dans la sphère professionnelle.

Sur un plan plus situé, la mise en place d’Intranets visait, par l’installation de formes collaboratives, la migration des communications sociales au travail : la communication sociale à distance des Intranets tend à se substituer à la communication sociale en présence ; on imagine bien que cela produit une prédominance du lien social au travail sous des formes distanciées et dématérialisées qui tendent à restreindre la consistance du lien social en présence. Dans le cas qu’il étudie, CLM rend compte d’un échec à produire une forme collaborative, avec un Intranet qui serait le socle d’une intelligence collective. Mais nous estimons que les raisons de cet échec ne se situent pas uniquement dans une répugnance des acteurs à expliciter leur tour de main, leur art de faire et les rendre publicisés, comme il l’explique. C’est aussi un rejet de voir leurs fonctions, la conception de leur mission (accordée à leur statut) d’une certaine manière dénaturée par le processus conduit, celui-ci consistant, de fait, à transformer une partie de leur tâche (opérationnelle, fonctionnelle) en tâches méta-administratives. De fait, dans l’exercice de leur activité, les professionnels doivent mener de front et les tâches quotidiennes elles-mêmes et la réflexivité contrainte sur ces tâches – donc globalement sur l’activité en situation-. Autrement dit, effectuer son travail et rendre compte du résultat de celui-ci doivent se combiner dans le même temps. Nous avions étudié ce phénomène dans nos travaux menés lors de notre doctorat sur des organisations sanitaires et sociales (Durampart, 2000). Dès lors, leur réaction à la mise en place d’un outil technique de rationalisation collective de l’activité met en jeu une différence de conceptions quant au métier et à son sens dans l’activité collective, et une résistance des acteurs à une réorientation de leurs activités qui leur apparait comme non conforme avec le couplage fonction/mission et la représentation (très intégrée pour le coup) qu’ils se font de la valeur de leurs missions.

Autre observation : on peut aussi évoquer le couplage présence/absence corolaire à la distance ; de fait certaines formes de coopération, d’ajustements voire de rapports de force sociaux en présence sont amoindries voire dissoutes. Il semble qu’on assiste à une désincarnation, un buissonnement épars de la référence au statut et à l’identité professionnelle[8].

On ajoutera encore, évidemment, que le travail effectué sur l’Intranet tend à diluer la frontière entre la sphère privée et professionnelle. L’internet devient emblématique d’une rationalisation du contrôle à distance : c’était bien ce que l’orientation managériale cherchait à conformer dans cet outil, en travaillant dans chaque organisation à déréguler et re-réguler autrement les rapports de travail.

C’est comme si, dans la distance et la dématérialisation, le contrôle pouvait se produire par un empilement suscité de formes d’auto contrôle de plus en plus marquées (dispositifs de collaboration et de coopération) qui prolongent voire instaurent les procédures de régulation et de vigilance exercées par le management. Ceci se faisant par le biais d’actions de plus en plus « distanciées » dans certains contextes[9]. Le management cherche des effets de convergence à travers cette succession de contrôles distanciés qui, de ce fait, semble diminuer la pression en présence mais en renforçant le contrôle à distance afin de maintenir la cohésion et l’encadrement de l’agir des acteurs au travail. Nous avons désigné ce phénomène comme : « la prégnance des agencements contre les ajustements » (Cerisy, juin 2017, Montréal, avril 2017- parution 2019-). Or, ces ajustements, Zarifian (1996) les désignait en quelque sorte comme la respiration des acteurs au travail incarnant leur marge de manœuvre et leur prise d’initiative au sein et vis à vis des organisations.

Paradoxalement, les organisations promeuvent par ailleurs de multiples espaces réclamant une aptitude individuelle et un tour de main personnel, des ajustements individuels en quelque sorte. Cette situation a tendance à produire des effets d’indétermination (déjà étudiés par Norbert Alter (1986) dans les années 80 vis-à-vis de l’extension de la micro-informatique) entre l’ajustement individuel, l’agencement collectif et l’entendement commun au sens des intérêts de l’organisation déjà mis à mal par un mouvement de désocialisation.

Dernier point, nous avons souligné pour notre part dans cette période la propension des démarches de conduite de changements liés aux technologies numériques à délaisser le projet nodal, initial qui est au cœur de l’organisation et qui traduit son identité, son positionnement, sa spécificité ; cela débouche sur des formes non sédimentées, constamment mouvantes et réorientées de cristallisation organisationnelles (Durampart, 2011). Cette situation conduit souvent ces formes projets, cette dynamique émergente, à ne pas se cristalliser au cœur de l’organisation et implique donc des formes instables qui amènent finalement ces démarches à une incohésion de ce que CLM nomme « les formes objectales » avec les processus d’ajustement au travail. Ces formes projets seraient de fait prises dans un cours incessant de continuité/discontinuité, de perturbation permanente d’un agir collectif au travail, d’une dissociation des fins et moyens ; ce phénomène incessant, s’il s’accorde bien avec l’air du temps capitalistique fondé sur l’instabilité, implique de nombreuses focales à la fois paradoxales et incertaines.

Chez CLM, le retour sur la matérialité et la situation qui est sans doute un détour heuristique fondamental, fait finalement peu de place à l’indétermination, l’incertitude, qui est à l’origine de la pensée et des travaux de la cybernétique. Il peut s’agir d’un versant conceptuel résolument ancré du côté de l’action qui est une traduction voire un état de « la pensée en acte » mais qui répugne à entrer sur le terrain des interstices communicationnels entre l’évolution du travail et l’évolution de l’activité dans les nouveaux ordres et désordres des formes organisationnelles. La question peut être posée du renouveau possible d’une pensée managériale ou d’expertise (plus sophistiquée qu’auparavant évidemment) techniciste et déterministe qui conduirait à une forme communautarisée des organisations. Celle-ci se nourrirait d’un cybernétisme social au quotidien à base d’intelligence organisationnelle, d’organisation apprenante, de co-création, d’intelligence stratégique. Toutes ces démarches promeuvent l’auto organisation, la réflexivité organisationnelle, l’apprentissage organisationnel afin de réduire l’incertitude, la perte de contrôle face à l’accumulation de complexités, la maîtrise de l’accélération du monde. Autrement dit, on pourrait faire un parallèle, ou une référence insidieuse à Sloterdijk (2000) qui explicite l’enlacement des technologies et de l’humain en le désignant par « l’homéotechnique », ce qui consiste de fait à considérer que nous sommes face au numérique comme instrument et destination de la recherche, le numérique comme outil de communication, le numérique comme objet de recherche, et donc ? que nous perdons une partie de notre contrôle sur nos propres destinées comme Le Moënne peut penser que les formes objectales nous permettent de nous inscrire face à des mouvement du monde que nous maitrisons et comprenons peu.

2.3 Penser la communication des organisations et les phénomènes « TIC » et numériques avec des chercheurs d’Org&Co

Pour le dire vite, si la pensée de CLM est féconde et heuristiquement fondée, elle peut prendre le risque de ne pas assez renvoyer à l’imaginaire, au symbolisme sociotechnique ancré dans l’évolution des sociétés en mouvement. On peut reconnaître que le couplage entre symbolique et action ancrée et toute la réflexion qu’il mène sur les formes projets objectales, est riche d’apports. On doit pouvoir aussi envisager l’imaginaire et le symbolisme liés aux dispositifs numériques dans leur incarnation même au-delà (ou ailleurs que) dans leur translation matérialisée ou leur dimension ancrée. C’est bien la puissance des armatures idéologiques socialisées qui agit également. Mais comment penser ces situations dans les organisations sans mener un grand nombre de travaux empiriques et comment avancer synthétiquement sans les lire, les interpréter, les discuter ? CLM refuse de s’engager dans un bilan des recherches Org&Co, et l’on peut alors lui reprocher d’aller chercher systématiquement ailleurs que dans le champ même des auteurs Org&Co les dynamiques de dislocation/recompositions dans le prisme des technologies. On pourrait aussi évoquer sa propre répugnance à établir (ou à rendre compte) des empiries spécifiées alors qu’il évoque souvent le cas de nombreuses organisations dans lesquelles il est intervenu ou qu’il a étudiées. On aimerait qu’il délivre un véritable appareillage méthodologique pour le suivre sur ce qui l’a conduit à établir ces constats et observations qu’il détaille finalement peu. Et, pour ce qui concerne le numérique et les Technologies de l’Information et de la Communication, le travers peut être le plus accentué de sa pensée sur cette tension dislocation/recomposition est de délaisser l’état situé des technologies dans l’activité au travail et dans les relations et médiations au travail et de se situer le plus souvent au niveau méta des formes et tendances organisationnelles.

Il peut être alors utile de ramener les grands questionnements de notre auteur vers le niveau situé et localisé de l’activité au travail que de nombreux chercheurs d’Org&Co tels que Bouillon, Lépine, Durampart, Mayère, Martin[10] et autres produisent-il les connaît bien, échange et débat avec eux, on peut penser qu’il les lit peu-. Qu’on nous pardonne de circonscrire dans le passage qui suit notre contrechamp à quelques auteurs seulement (tant d’autres et pas des moindres devraient être convoqués). Nous restreignons les références dans le fil de cette discussion autour de chercheurs qui ont notamment produit des travaux visant à rendre compte de l’articulation entre formes et évolution de l’organisation du travail et dispositifs numériques plus spécifiquement jusqu’aux conséquences des effets de ces dispositifs au-delà de la situation des acteurs vers les questions du corps et du sensible[11].

Ainsi, sous l’égide d’Anne Mayère et de chercheurs l’entourant (voir notamment dans Grabot et al, 2008), s’est développée une étude de l’expertise liée aux outils d’évaluation de maitrise (secteur médical, contrôleurs aériens). Ces travaux ont bien montré à quel point les agencements de contrôle et d’expertise, les systèmes experts, accroissent effectivement l’intelligence de l’acteur au travail (médecins, cadres de santé) et sa responsabilisation mais en le plaçant souvent dans des situations très paradoxales face aux directions d’établissement. Par ailleurs, ces travaux soulignent aussi la difficulté d’avoir des temps de langage et d’ajustement communs dans l’emballement de systèmes experts et ce que devient ainsi l’expertise des corps professionnels.

Jean-Luc Bouillon, de son côté, a bien souligné, à propos de la rationalisation cognitive, une forme d’intensité managériale consistant à vouloir mettre en œuvre une rationalisation expansive ; celle-ci se heurte à des processus de fait ancrés dans une « naturalité » du travail qui rend cet idéal bien idéaliste. Il s’intéresse à la production des connaissances articulées sur les références métiers, les pratiques professionnelles à l’œuvre à l’épreuve des dispositifs et systèmes d’informations.

Valérie Lépine, elle, souligne les points aveugles de la collaboration produits par des conceptions engendrées dans l’efficacité « ingénierique » (depuis l’étude des work flow, des forums, etc…) qui peinent à s’articuler dans l’essence même de la traduction de l’activité. Elle souligne donc ce qui achoppe et échappe à la concordance entre activité matérialisée et dématérialisée en étudiant les dynamiques en œuvre à partir des phénomènes de communication qui les structurent. Elle s’est notamment intéressée au contexte de la santé dans le cadre de changements communicationnels et organisationnels : généralisation des TIC, nouveau management public. Elle interroge les dynamiques de professionnalisation en mettant en lumière la manière dont le dispositif réagence l’activité et la responsabilité des « cadres de santé ». Pour ces derniers, des ré-articulations s’opèrent entre compétences managériales et communicationnelles avec les problèmes de reconnaissance qui en découlent. Pour en donner une illustration dans ce même domaine de la santé, nous prenons l’extrait d’un résumé d’un de ces articles où « il est montré que l’expression des attentes des différentes catégories de cadres des hôpitaux – prise en compte et rendue visible grâce au forum – a eu des effets in fine limités. La relation de transductivité et de composition entre les différents processus engagés (expression, concertation, négociation, production de référentiels métiers et compétences…) n’a pu s’enclencher par dyschronie et disjonction. Si le forum a permis de faire émerger une « communauté cadres » il n’a pas garanti son inscription dans un processus collectif d’individuation du groupe professionnel, les « cadres hospitaliers. » (Lépine et Parent, 2013).

Fabienne Martin, enfin, (2008) revient sur le terrain du sensible et du corps pour montrer aussi quelles tensions et formes de souffrance quotidiennes se jouent à ce niveau dans le débordement des technologies au travail. Elle évoque des raisons sociétales qui justifient la surexploitation et la survalorisation de l’expression charnelle des affects pour communiquer, en particulier dans le domaine de la communication médiatique et commerciale. Elle relie cette tendance à user du potentiel affectif du corps pour transmettre des idées comme une réponse à une tendance sociétale : accorder plus de valeur de vérité à la passion corporelle qu’à la raison verbale. Elle observe alors que la chair est aujourd’hui particulièrement éprouvée par l’ensemble des espaces sociaux qui composent la vie quotidienne (de la maison à l’urbain en passant par l’Internet, la télévision, etc.), ce qui confère aux acteurs du marketing et de la communication une très grande responsabilité sociétale.

Nous avons suffisamment évoqué nos propres travaux pour ne pas avoir à y revenir. CLM pourrait donc trouver, par une lecture attentive de ces productions, d’autres voies pour décrire un état et un travers des « formes objectales » au cours des formes projets ou des formes suspensives. De fait, il peut être malaisé de penser toutes ces empiries alignées, partagées dans de nombreux colloques, journées. Comment les intégrer, dans quelle théorisation ?

Des formes disloquées ou plutôt recomposées ? L’avènement des rationalisations cognitives et suspensives

Comme dans le champ des « communications organisationnelles », nous nous intéressons aux transformations des organisations. Mettre la focale sur le « numérique » et les dispositifs des Technologies de l’Information et de la Communication nous amène à chercher quelles sont les transformations organisationnelles qui peuvent être directement imputables aux dispositifs informationnels et communicationnels mis en place en régime numérique généralisé, ces vingt dernières années. Notre positionnement est que les dispositifs technologiques ne sont pas seulement des « accélérateurs », mais sont inducteurs et porteurs de processus globaux à identifier et décrire.

Du coup il y a trois pistes de travail.

La première interroge la matérialité de ces dispositifs (d’où notre travail pour distinguer ces technologies les unes des autres : elles n’ont pas la même portée). Mais comment la saisir ? Dans la machine, dans les algorythmes, dans les calculs computationnels, dans la convocation de l’interprétation individuelle ou collective ?

La seconde poursuit le travail entamé par Simondon dès la fin des années 1960 pour ne pas faire des machines un grand autre et repenser notre culture de l’humain. Car ce ne sont pas seulement les chercheurs qui ont à penser les techniques : toutes nos machines, tous les dispositifs sont pris dans des imaginaires qui nous font travailler « dedans ». Pour chaque dispositif, pour chaque machine, de quels imaginaires sont-ils porteurs, imaginaires qui impactent notre activité collective et notre travail individuel. Comment agissent ces imaginaires ?

La troisième nous conduit à nous intéresser aux apprentissages, tant les apprentissages cognitifs qui nous font domestiquer les machines, nous permettent des routines et des intelligences que les apprentissages organisationnels des nouveaux collectifs organisés.

Ces pistes dessinent un axe de travail autour des nouvelles rationalités à l’œuvre dans les activités et le travail d’aujourd’hui que nous définissons comme liées à des processus de « rationalisations cognitives et suspensives ».

Pour être un peu lapidaire CLM inscrit les phénomènes de dislocation/recomposition dans un virage opéré de façon marquée depuis les 30 dernières années qui consiste à faire entrer l’organisation dans une problématique de temps et non plus d’espace, ce qui inclut aussi des effets d’accélération et de vitesse. Nous (l’auteur de ses lignes et d’autres chercheurs en communication des organisations) le suivons sans problème sur cette voie mais il nous semble bien que comme Rosa (2013), il mésestime un phénomène qui serait que ces objets technologiques incarnant le rôle des techniques peuvent aussi être inducteurs voire porteurs de ces processus globaux. Ils introduisent aussi une déstabilisation, une désinstitutionalisation, une individuation, des pressions, des déstructurations de l’agir au travail et de l’organisation sociale du travail qui sont moteurs et non pas seulement découlant des grands processus de dislocation/recomposition.

Autrement dit, ne serait-ce pas finalement que Le Moënne ne revendique pas assez cette matérialité ancrée en ne discutant pas sur le fond des travaux convoquant fortement l’imaginaire technique qu’il mentionne, c’est à dire ceux de M. Carmès et J.M. Noyer (Carmès et Noyer, 2013) par exemple. Pourtant, justement, sa catégorisation des « formes objectales » a l’intérêt de relier de manière indissociable l’ancrage et la matérialité des techniques à leur imaginaire et cela peut rejoindre, d’une autre manière, les propositions de J.M. Noyer. En effet, on peut trouver une résonance entre les deux chercheurs lorsque Noyer évoque les sémiotiques « a-signifiantes » afin de combattre[12] la prédominance du sens et des intentions par la réaffirmation de la présence de l’action et du mouvement psychique dans les traces sémiotiques. CLM a salué l’importance des travaux de Noyer et Carmès qui alertent les SIC sur la puissance des algorithmes transformant radicalement la recherche scientifique et la production de connaissances, et relayé le discours de ces auteurs en insistant, lui aussi, auprès des chercheurs en SHS, intéressés par ces phénomènes, en leur conseillant d’acquérir une connaissance sur les algorithmes voire une maitrise de leur démarche de conception et des influences qu’ils exercent. On peut donc faire un lien avec CLM qui va affirmer une radicalisation des formes organisationnelles dissipatives, une coordination déterritorialisée et pourtant efficiente. Avec les algorithmes, la puissance du calcul permet à la science, à la production, à l’ingénierie de la recherche, de dépasser l’ensemble des moyens dont elles disposent pour se dépasser elles-mêmes en quelque sorte. Dans le même ordre d’idée, pour CLM, les formes organisationnelles tirent donc profit d’une baisse des coûts des technologies de l’intelligence, et s’inscrivent donc dans des logiques financières où la normalisation algorithmique fait advenir la nouvelle production et orientation du profit en termes de vitesse, d’amplification servies par une efficience productive. Sur ce plan, pour CLM, la numérisation affecte tout particulièrement la production industrielle et marchande mais il ne se réfère pas, pour autant, aux réflexions de Noyer et Carmès du côté des industries de la connaissance et d’une intelligence sémiotique des manifestations des nouveaux savoirs (Carmès et Noyer 2013). Il les signale, les salue, mais étrangement ne les discute ou ne les contredit presque jamaisDe notre point de vue, ces travaux sont féconds, originaux voire même percutants, mais nous avouons en fait un manque certain de connaissances précises à cet égard ou des orientations différentes qui nous conduisent à les citer afin de les faire connaître sans aller au-delà. Finalement, il nous semble que Le Moënne est finalement partiellement assez « Simondonien ». Il affirme l’essence ancrée, nourrie d’imaginaire social, chargée d’appropriation, des techniques ; il leur donne une consistance, une matérialité, mais semble assez peu prolixe sur l’agir avec les techniques dans l’activité au travail, ce que de nombreux chercheurs d’Org&Co ont étudié et qui complètent la réflexion.

De fait, si l’étude des formes, normes, processus et relations entre « ordres construits » et « ordres spontanés hérités » nous semble très féconde et précisément argumentée chez CLM, le délaissement des travaux autour des théories de l’activité, de la cognition située, partagée – nous disons parfois « contextualisée » – (Argyris et Schön, 1978, Zarifian, 1996) et des travaux de ses propres collègues, le laisse peu bavard sur les recompositions des formes de travail et de l’apprentissage organisationnel comme vecteur lié à l’évolution des processus organisationnels (Hutchins, 1995) par exemple. Pourtant, l’éclatement du management et des ajustements au travail, l’institution/organisation devenue désincarnée, désajustée de l’entendement social, pourrait aussi se lire comme une recomposition qui vise à distendre les relations entre la rationalité économique radicale et les rapports de force fondées dans la dimension sociale de l’organisation du travail. Ceci se conduit d’ailleurs dans une offre paradoxale et préoccupante d’une profusion d’individuation des forces au travail déliée d’un entendement collectif. Ce qui nous faisait dire lors du colloque de Cerisy organisé par Org&Co de 2017 (« Quelles communications, quelles organisations à l’ère du numérique ») : « Quelle ontologie organisationnelle se trame sur le plan de la relation entre le niveau social et le niveau de réalisation et de performance d’une entité en mouvement qui ne cesse de dédier aux machine numériques un rôle qui substitue au lien social en présence une incarnation à distance des relations sociales qui sont normalement au cœur de la fabrique organisationnelle ».

Deux remarques pour conclure

CLM qui connait bien l’œuvre de Castoriadis peut donner l’impression de négliger ce que l’auteur décrit comme une forme aboutie de l’esprit du capitalisme qui le conduit à déstabiliser et instabiliser les forces sociales. Ce mouvement exerce un contrôle d’autant plus efficace qu’il ne s’incarne pas dans une affirmation de l’assujettissement mais par le biais des dispositifs technologiques et numériques s’installant dans la quotidienneté et s’affirme comme inéluctable puisqu’il épouse le mouvement du progrès et de la modernité. Il nous semble que ce que mésestimerait CLM serait que les appareillages et dispositifs numériques exacerbent des formes de travail assujetties et mises à mal par la dimension stratégique des organisations à savoir le mouvement de dislocation et les pressions individuelles et collectives que le management fait peser sur l’agir des acteurs au travail. Il serait dès lors intéressant d’accoupler la vision de CLM à propos de la dislocation/recomposition macro et méta située avec une approche micro et localement située de la rationalité et de l’imaginaire dans l’action communicationnelle au travail. Pour prendre comme exemple l’approche de la désinstitutionalisation, elle se situe pour lui et pour beaucoup dans la désincarnation d’un agir au travail, la prégnance des évolutions de formes et de normes ce qui lui fera rationaliser des piliers théoriques telles que « formes objectales et formes projets ». II prend moins en compte par exemple la désocialisation et la dislocation de l’agir au travail (Durampart, 2019) ; D’Almeida, 2013 ; Casilli, 2019) et de l’entendement collectif, la prégnance des agencements contre les ajustements par exemple.

Son concept d’in-formation ne semble pas soulever la complexité d’un couplage information et communication de plus en plus associées et structurées ensemble, mais aussi de plus en plus susceptibles d’être pensées en termes d’apories. Le risque est bien dans une surdétermination de la prégnance des phénomènes informationnels avec le même travers, nous semble-t-il, que la position surdéterminée de Wolton (1997), qui considère que les questions d’information sont simples et facilement résolues alors que les phénomènes de communication demeurent complexes et liés aux aléas de la nature et de l’entendement humains si l’on ose dire, donc irrésolus et irrépressibles. Or, la puissance des algorithmes, des données massives, des nanotechnologies, des formes d’intelligence informationnelle et artificielle, montre à quel point des problématiques complexes en termes de communications se font jour du fait justement d’une nouvelle complexité informationnelle et ancrent alors l’étude de ces phénomènes dans une étude processuelle des systèmes et phénomènes informationnels et communicationnels conjointement convergents et en tensions. Il nous reste alors à étudier le noyau dur du couplage dislocation/recomposition aux sources mêmes de son édification théorique et de poursuivre alors sa manifestation par le système sociotechnique des organisations.

3. Une approche plus anthropologique et cognitive des dislocations et recompositions organisationnelles

Après avoir cherché à prendre la mesure de la manière dont CLM analyse les objets techniques et notamment le rôle des dispositifs numériques dans les organisations de travail, au moment de la dislocation de l’activité et des nouvelles formes prises pour organiser l’action collective, nous souhaiterions, dans cette dernière partie, revenir ce que nous estimons être le cœur du travail scientifique d’CLM : l’analyse des transformations – altération, émergence – de formes sociales (suite à des dislocations et recompositions de formes organisationnelles). Mais aussi le questionnement sur les facteurs qui mènent ces transformations. Or chez CLM, cette réflexion, marquée par une approche philosophique et anthropologique, amène à se demander ce qui nous fait changer, hommes au travail, et transformer les formes (sémiotiques, objectales, organisationnelles) « héritées » ou « voulues » auparavant. Qu’est-ce qui peut expliquer les phénomènes récurrents observables, la « propagation » et la généralisation des formes d’action organisées repérables aujourd’hui ?

Pour répondre à ces questions, nous retournerons à la lecture que fait CLM d’Hayek et de ses concepts : nous l’avions pointé dans notre première partie, la référence à Hayek, juriste et économiste libéral de l’Ecole de Chicago, sentait le souffre, mais permettait d’avancer sur la compréhension des volontés libérales (et néolibérales ?) du management des années 1970-1990.

Ici, après ce rappel, nous voudrions insister sur un autre aspect de la pensée d’Hayek que met en valeur CLM : une manière de caractériser l’action humaine comme rendue possible par « notre esprit », nos dispositions pratiques, appuyés sur des schèmes cognitifs, une capacité à agir avec succès malgré notre ignorance. Or ce caractère pratique de l’esprit est notablement appuyé sur nos outils de mémoire. On retrouve ainsi, pour finir, le rôle, la puissance et l’imaginaire des objets et des techniques, on pourrait dire, de plus en plus en contexte du « numérique », comme moteur puissant des altérations et recompositions des formes sémiotiques, objectales et organisationnelles « imbriquées ».

3.1 CLM de l’altération des formes organisationnelles : altérations et recomposition des organisations artefacts et des institutions

Ainsi, la réflexion autour de la dislocation/recomposition organisationnelle est centrale chez CLM lorsqu’il envisage les états et les devenirs des organisations d’un point de vue communicationnel en relation avec la densification des technologies dans l’activité au travail et dans l’évolution des formes organisationnelles.

Sur cet axe de réflexion, il nous semble que l’appui sur Hayek s’avère aussi assez remarquable et exemplaire sur la façon dont il va s’emparer d’un auteur controversé (non sans se délecter de certaines provocations de bon aloi) tant cet auteur peut être honni par de tenants d’une pensée critique radicale. Nous avons, en début de ce texte, montré comment CLM s’appuyait sur lui pour avancer sur la distinction essentielle à ses yeux entre les « ordres complexes auto-organisés  – les « institutions » – et les ordres construits – les organisations sociales, les entreprises. Cette distinction lui avait aussi permis de différentier les « organisations-institutions » (comme les associations du secteur social qu’il étudiait) et les « organisations-artéfacts ». Cette distinction lui permettait enfin de combiner deux descriptions des décompositions et recompositions (émergence et altération de formes sociales) repérables dans ces années 1970-2000 : la description de la rupture de la localisation et de la fermeture de la firme sur elle-même (« dislocation ») mais aussi la description de l’émergence de formes projet qui contribuaient à « désinstitutionnaliser » nombre d’organisations (de service, administrations). D’une certaine manière Hayek servait bien à montrer un état libéral des mondes sociaux et permettait de mettre en lumière les forces idéologiques patronales libérales qui visaient à mettre en place des règles et de la régulation plutôt que la Loi, qui préféraient procéder par des procédures et des contrats dans un marché dont on acceptait de croire qu’il s’autorégulerait. Hayek pouvait donc être lu comme un penseur de formes instituées, désinstituées, du refus des politiques d’action publiques, un polémiste rejetant le socialisme, non pas comme pensée et utopie mais comme forme organisée du pouvoir et de la gouvernance, un vrai penseur libéral. Hayek se battait contre toutes les formes d’État qui préféraient la « planification ». L’intérêt de CLM pour la pensée d’Hayek (Hayek, 1987, 2007) revient à lire les économistes influents, en rupture avec la pensée Keynesienne de soutien à des États redistributifs, inspirateurs du néo-libéralisme et de la révolution néo-conservatrice. Ce n’était pas dans les lectures des (rares) chercheurs en communication des organisations à l’époque. Cette inspiration lui permettait alors de fonder sa réflexion sur les organisations en ramenant l’approche communicationnelle du côté d’un travail sur l’essence même des organisations dans une reconstruction historique tout en l’étudiant également comme un processus évolutif constitué de différentes dynamiques processuelles.

On peut s’interroger : qu’est-ce qui séduisait de fait CLM dans la pensée d’un chercheur qualifié de réactionnaire, rejeté par certains économistes, prix Nobel conjoint sur ses travaux sur les prix, soutien de Pinochet qu’il rencontrera et qui lui fera exprimer qu’une dictature peut être un moment de transition pour passer d’un régime collectiviste à un régime libéral. Un chercheur qui s’avère aussi pourfendeur du constructivisme comme de l’idéologie socialiste, inspirant le thatchérisme libéral mais se déclarant comme non conservateur, humaniste et sceptique, proche de Keynes comme ami mais divergeant de lui sur le plan des idées économiques. C’était aussi un polémiste, producteur de cercles de pensée quand l’institution ne lui donnait pas reconnaissance et cadre d’action[13]. Il est loisible de penser que ce sont sans doute toutes ces réalités ensemble qui peuvent séduire Le Moënne alors qu’il ne partage pas évidemment les options idéologiques d’Hayek. Son attraction réside surtout dans le fait qu’Hayek est effectivement libre penseur, rejetant les grandes théories globalisantes et notamment le constructivisme en tant que chercheur sceptique, attaché à démontrer des formes d’irrationalisme en soulignant conjointement que l’autonomie et l’individualisme humains sont indéniables mais ne peuvent pour autant agir en tant que tels sur l’ordre du monde. Il se révèle aussi comme très méfiant envers les formes instituées de l’état qui arraisonnent l’initiative privée et l’économie marchande mais c’est aussi un défenseur des libertés individuelles, de l’appui aux citoyens en dehors de politiques interventionnistes. C’est ainsi qu’Hayek aimait à organiser l’action volontaire des entrepreneurs et leurs rapports avec les États. Il y avait du Davos dans l’air ! Enfin, mais sans déclarer avoir épuisé la question, on peut considérer Hayek comme un pourfendeur des théories globales et méta, proclamant à la fois des formes d’irrationalité de l’évolution du monde, l’irréductibilité de l’imaginaire individualisé et en même temps sceptique sur la traduction politique d’un tel phénomène et tout autant sceptique vis à vis des volontés d’interventionnisme économique étatique.

On fait face également à un penseur iconoclaste et pluraliste, pluridisciplinaire : économiste, philosophe, connaisseur du droit, des formes sociales, et c’est sans doute ce qui séduit avant tout CLM. Cet appui sur Hayek permet alors à CLM de poser un cadre dissonant et heurtant afin d’aller à l’encontre des idées en cours ou communes et penser l’organisation dans sa texture communicationnelle à l’aune d’une approche anthropologique, sociologique, historiquement fondée par une réflexion sur l’organisation. Autrement dit, il s’agit de déborder les SIC pour revenir au cœur des SIC, d’éviter la pensée endogamique. C’est en allant chercher des philosophes, économistes, anthropologues et sociologues, qu’il cherche à fonder la communication des organisations à la fois dans une certaine profondeur heuristique mais aussi dans une réflexion ancrée et singulière[14].

Pourtant, il faut noter un second appui, sur un autre Hayek, qui va lui permettre cette fois non d’avancer sur la question de l’altération permanente des formes sociales, mais plutôt sur la propagation de nouvelles formes. De fait, CLM sépare le Hayek scientifique de l’Hayek penseur de la société : « Je partage tout à fait le point de vue de Jean-Pierre Dupuy selon lequel « la philosophie cognitive et sociale de Hayek est remarquable de justesse et de profondeur, cependant ses conclusions éthiques et politiques n’en découlent aucunement » (Le Moënne, 2015, p. 148, Dupuy, 1992). Nous allons revenir sur ce point central dans cette dernière partie.

3.2 La propagation des formes sociales et la « mémoire des formes »

Hayek a toujours lutté contre l’exercice du socialisme au pouvoir et sur le plan théorique sur les théories du constructivisme qui lui semblaient au nom de la complexité de la relation savoir/organisation imposer une vérité de l’extérieur rationalisant l’ordre du monde. Il le fait au nom d’une relativité fondée dans la participation à la connaissance du réel de tous construite par tous et façonnable dans le même temps. C’est ici que nous retrouvons l’intérêt de CLM pour la « philosophie cognitive » et sociale d’Hayek. De quoi s’agit-il ? C’est un autre livre d’Hayek qui est ici mis au travail : Essai de philosophie, de Sciences politiques et d’Economie publié en France en 2007, dont il va souligner l’intérêt et les limites (Le Moënne, 2015, p.149) en s’inspirant de Jean Pierre Dupuy (1992).

Il ne s’agit plus ici d’organisations, de stratégie des dirigeants économiques, mais des humains et de leur « esprit »[15]. CLM trouve chez Hayek des idées qui lui sont proches : l’esprit humain est constitué de schèmes abstraits (des schèmes cognitifs) qui sont des « dispositions », c’est-à-dire des aptitudes spontanées, non choisies, non voulues, à agir selon des règles et des normes (…) ». On remarquera que cette caractérisation est parallèle à la définition des « organisations héritées, non voulues non choisies », qu’étaient les institutions.

« Il existe donc des structures mentales, des schèmes (…) et des modes de comportement hérités qui structurent notre rapport au monde et permettent d’agir dans des univers sociaux complexes dont nous ne savons pas grand-chose, avec des chances raisonnables de succès. Ceci, au demeurant, est essentiel dans la conception de l’esprit et de la connaissance : nous avons une capacité à agir avec succès malgré notre ignorance de ce qui nous fait agir, notre ignorance des logiques qui structurent le cadre de nos actions et notre ignorance des conséquences de ces dernières. » (…) « L’esprit est structuré en schèmes cognitifs qui sont hérités, non choisis et non voulus, et ont un caractère essentiellement pratique. » (Le Moënne 2015, p.149).

CLM enchaîne cependant avec une critique qui va lui permettre de poser sa propre approche théorique :

« Mais une des limites de l’épistémologie de Hayek consiste sans doute, malgré les formidables intuitions sur le caractère pratique de l’esprit qui s’exprime comme capacité d’agir en situation en identifiant des règles et des modalités « convenantes », qu’elle ne précise pas clairement où et comment sont structurées ces dispositions à agir selon des règles et des normes, et suggère par là qu’elles sont purement mentales. Elle ne prend pas en compte la matérialité fondamentale des dynamiques de mémoires. Littéralement, elle n’intègre pas, non plus que Popper ou Wittgenstein, l’existence des objets, ces formes sociales complexes que j’appelle les formes objectales. » (Le Moënne, 2015, p.149).

3.3 Formes objectales : puissance et imaginaire des objets et techniques

Il s’agit donc de faire advenir une pensée ancrée et historicisée qui fait donc remonter à l’aune des techniques et des premières formes socialisées (à partir des outils et des techniques initiant une instabilité et une stabilité conjointes) de penser la dislocation et la recomposition, les formes stables et instables (« objectales ») : « J’entends par forme objectale les formes sociales qui résultent de l’appropriation dynamique de notre environnement matériel et qui sont des dispositifs de mémoires de routines, d’hypothèses d’usages possibles, cristallisées dans des formes qui en sont le support. » (Le Moënne, 2015, p. 150). En effet, ces formes stabilisent le savoir dans la routine par exemple mais nous projettent aussi vers des devenirs instables. Dès l’ère des premières ébauches des civilisations, la hache coupe le bois qui permet de chauffer, de construire une maison, d’élaguer mais commence alors la vieille histoire de la déforestation et la hache est aussi une arme pour tuer. Ainsi, le nucléaire est dès son origine conjointement l’instrument d’une production d’énergie massive et l’optimum de la capacité de destruction.

Mais comment faire le lien entre l’émergence et la transformation des « formes objectales » et l’altération et la recomposition des formes organisationnelles, comme la « dislocation » de la firme-usine, le développement des réseaux de petites entreprises autour des grandes firmes assemblant les produits de la « supply chain » par exemple ? Le lien est la multiplication des organisations projets : « Mais qu’en est-il dès lors que cette stabilité disparaît ? Que les formes organisationnelles deviennent des formes processuelles, des formes-projet, éphémères, dont les ressources, perpétuellement émergentes, se confondent avec les processus de structuration eux-mêmes ? Qu’en est-il lorsque les formes organisationnelles ne visent plus la coordination spatiale et l’ajustement mais la synchronisation ? » (Le Moënne, 2013). De fait, dans les organisations projets soutenues par la circulation des informations numériques « donneurs d’ordres », il ne suffit plus que localement des équipes se coordonnent, il s’agit aussi de « synchroniser », par les dispositifs informationnels, les productions, les documents, en répondant aux « événements ». Ce type de problème, propre au management d’organisations disloquées mais organisant la mise au travail par un équipement numérique « intégré » est-il à ce point répandu que cela explique la généralisation des formes projet parce que les salariés peuvent les mettre en œuvre, savent les mettre en œuvre et les expérimenter ? Passés les moments où les connaissances et habiletés à travailler avec les équipements informatiques ne sont pas encore partagées, ce sont bien les salariés qui développent, en se les appropriant, les « formes objectales ».

Autre détour fécond qui relie la dislocation à une matérialité ancrée : les objets incarnent un imaginaire bien avant l’arrivée des TIC et ont une puissance communicante du fait des référents, des vecteurs, des représentations, des affects qu’ils convoquent et provoquent :

« Mais alors, comment penser un tel objet systémique global et aussi massivement et globalement distribué ? Ces objets numériques nous obligent au fond à repenser profondément, en remontant à l’origine des techniques, notre rapport aux objets, qui ne sont pas extérieurs à nous, qui sont des «formes objectales», dans la mesure où elles sont des dispositifs de mémoire cristallisée par des normes et des pratiques collectives accumulées, qui nous permettent, depuis l’aube de l’humanité, d’agir dans des mondes sur lesquels nous ne connaissons pas grand-chose, grâce aux routines et informations cristallisées dans ces formes. Autant dire que les dispositifs numériques apparaissent à quelques égards comme le résultat de longues lignées évolutionnaires d’objets informationnels, et non pas comme les premiers dispositifs de mémoire artificielle. » (Le Moënne, 2014, p.6).

Il nous faut souligner le fait, et peut être avons-nous pris le risque d’inspirer ce travers, que le lecteur ne doit pas prendre Le Moënne pour un « individualiste méthodologique ». Il suffit pour cela de lire les critiques constantes de notre auteur sur l’individualisme méthodologique qui conduit à la théorie de la rationalité limitée (des décisions du manager par exemple). On peut faire référence aux textes de CLM du moment 2000-2005, de discussion sur le constructivisme (avec au préalable un texte plus ancien important : … » une logique de la convenance »,1999), son appui notamment sur la pensée de Julien (Un sage est sans idées, 2013), et le renversement que notre auteur propose. Grossièrement, il ne nous dit pas que « nous ne sommes pas intelligents et que nous ne disposons que d’une rationalité limitée », mais ce qu’il faut chercher à comprendre est que nous « réussissons » alors même que nous ne comprenons pas le monde dans lequel nous agissons. Nous réussissons à résoudre les problèmes et aléas à la fois parce que nous disposons d’une aptitude anthropologique à nous coordonner (formes organisationnelles) et d’une aptitude anthropologique à donner du sens (schèmes cognitifs préalables au langage, infralangagiers et donc aussi infra-rationnels dans leurs effets « propensifs »). De fait, le cœur même de cette pensée de Le Moënne éclaire d’une certaine façon une forme de constructivisme « radical » du modèle non normatif et de l’aptitude à donner sens en situation et donc de fonder l’importance chez lui des réflexions sur la « forme objectale ». Les normes et les formes sont alors l’épicentre de ce qui va incarner l’assujettissement des formes sociales à des normes professionnelles dans des contextes disloqués et recomposés. Ce qui est intéressant chez CLM, c’est cette volonté de ne pas proposer des recompositions, dislocations, en mouvement et des émergences incessantes de substrats organisationnels adossées à des normes et formes figées ou permanentes, mais bien de montrer que celles-ci sont elles aussi assujetties à des mouvements incessants, – notamment des transformations socio-économiques, des réorganisations du processus et du contenu du travail, des innovations technologiques, de nouveaux imaginaires des gens au travail avec de nouveaux outils de coopération-, même si c’est à cet endroit que l’instituant et la stabilisation vont se tramer.

Il est possible et sans doute nécessaire de donner des exemples. De fait, dans ces buissonnements tumultueux on sait que les TIC (les TNIC) ont pu redéfinir les espaces de travail. On sait aussi que la micro-informatique a, à la fois, accru la compétence et le savoir des acteurs au travail mais a aussi déformé et reformé les métiers et catégories des métiers (De St Laurent-Kogan et Metzger, 2007), augmenté les pressions au travail. Ces technologies conduisent à des phénomènes d’éclatement et de déstructuration de l’agir au travail en agissant sur les ajustements collectifs, en introduisant la distanciation, en brouillant la professionnalité et le statut ainsi que les frontières entre les sphères privée et professionnelle.

Actuellement, il est question des données massives, de l’intelligence informationnelle, de l’amplitude des algorithmes qui ont réintroduit des formes de suggestion de l’activité face à des concepteurs stratèges et s’extirpent d’un contrôle possible exercé par l’acteur et l’agir collectif. Si l’algorithme cherche et trouve à notre place ou nous oriente directement vers ce qu’il faut chercher ou vers certains savoirs plus que d’autres, notre autonomie n’est-elle pas mise en cause ? Mais il s’agit aussi de phénomènes de distanciation qui disloquent l’agir et l’entendement collectif au travail fondés dans l’autonomie des acteurs s’accordant ensemble. Il s’agit de présence/absence, en rappelant ce précieux apport de Jacquinot Delaunay (2000) qui soulignait que l’opposition présence/distance pouvait être regardée à partir d’une autre opposition plus fertile que l’absence/présence, c’est à dire prendre en compte ce qui se perd et se disloque et non seulement ce qui se gagne dans l’accentuation du travail à distance.

Moins présentes dans ses écrits, mais fortement évoquées lors de ses prises de parole, cette puissance et cette incarnation des objets peuvent être prises comme un retour vers la matérialité comme curseur de la pensée scientifique. Par exemple CLM (Le Moënne, 2016, §23) se réjouit qu’un tournant récent dans les sciences de gestion et des organisations, prenne mieux en compte la dimension matérielle des organisations… « Le fait qu’elles ne sont pas seulement des formes idéelles, qu’elles n’existent pas seulement dans les textes ou les esprits de ceux qui y participent, mais qu’elles ont littéralement une « base matérielle », ressources humaines ayant non seulement une psyché, mais aussi des corps qui peuvent souffrir, bâtiments et machines dotés d’une étrange capacité de mémoire et déterminant des logiques d’action et des imaginaires difficiles à changer, et enfin des supports divers permettant des logiques d’action communes, des permanences dans la mémoire des processus et des actions, des manipulations diverses, notamment financières.»

Autrement dit, chez CLM, l’imaginaire de l’institution (Castoriadis, 1975) est aussi un imaginaire des objets et techniques, des normes et formes ramenées vers une incarnation de l’organisation elle-même. De ce fait, la dislocation et recomposition constituent une forme profonde inhérente à la structuration des formes organisationnelles qui ne peut se saisir que dans un ancrage anthropo-dynamique des formes ancrées et des normes en mouvement. Cette position l’a amené à faire des propositions parfois étonnantes comme celle de « l’in-formation » qui, pour le coup, s’adressait fortement aux SIC dans leur constitution comme dans leur essence et d’inciter la communication organisationnelle à penser « l’ingénierie sociale » :

« L’information doit pouvoir être étendue à l’ensemble de processus de mise en forme concernant non seulement les formes sémiotiques, mais également ces formes, porteuses de significations imaginaires fortes et de logiques de pratiques et d’usages que les objets et les divers instruments et enfin les formes sociales, processuelles et temporelles, porteuses aussi de significations anthropologiques lourdes par la propagation des modalités de pratiques (« good practices » selon les normes ISO 9000) et de modalités diverses de contrôle et d’évaluations que sont les « formes organisationnelles ». L’information est ici conçue non « en plein », mais « en creux » ; comme ce qui fait émerger des formes, de significations imaginaires, les sélectionne dans leur convenance.» (Le Moënne, 2007, p.223).

Ce programme proposé pour penser l‘anthropologie des formes et l’institutionnalisation des normes permet d’amarrer cette dislocation/recomposition comme finalement une pente naturelle dans la forme même de l’organisation et non seulement comme une finalité.

Le Moënne propose d’aller, d’une certaine manière, envisager les dynamiques de dislocation à partir d’effets d’institutionnalisation de l’action, du faire, de la situation ancrée et non seulement les dynamiques langagières, discursives, narratives. De fait, si l’on ose dire, n’est-il pas possible d’évoquer que les formes objectales et les organisations projets se situeraient plutôt du côté de la dislocation que de la recomposition si l’on prend en compte le nouveau désordre social, humain et technique que les organisations mettent en mouvement ? Pour revenir sur un mot clé qui a été le fil rouge de ce chapitre, « dislocation », ce terme fait sens, de notre point de vue, pour penser la dissolution de l’ingénierie professionnelle et de l’intelligence sociale au travail au profit d’une suprématie des formes instables affirmées comme transversales, polyvalentes, dé-catégorisées. Ce phénomène consacre une évolution flexibilisée en permanence des formes et normes organisationnelles radicalisées au service d’une efficience globalisée qui serait adaptée au désordre et aux incertitudes du monde. La recomposition traduisant alors avant tout un phénomène de radicalisation qui conduit à assimiler les organisations à des formes « cognitives et expérientielles ». Nous employons cette substitution qui nous paraît en fait implicite dans les désignations « formes objectales et formes projets » et que nous avons nous même maintes fois évoquée dans nos propos sur une radicalité capitalistique qui est magnifiquement bien servie, voire débordée, par le contexte sociotechnique des organisations. Celui-ci serait bien alors un reflet, une traduction, du désordre mondial organisé dans lequel les méta-organisations comme les GAFAN, par exemple, jouent un rôle de premier plan ? Il nous reste à poser la question directement et dès qu’il le sera possible à l‘auteur évoqué tout au long de cette contribution.

Principaux articles de Christian Le Moënne travaillés dans ce chapitre

Le Moënne, Ch. (2016). Quelques questions concernant les recherches sur les processus d’information-communication organisationnelle. Revue française des sciences de l’information et de la communication en ligne, 9, 2016, mis en ligne le 01 septembre 2016. URL : http://rfsic.revues.org/2464; DOI : 10.4000/rfsic.2464

Le Moënne, Ch. (2015). Pour une approche « propensionniste » des phénomènes d’information-communication organisationnelle. Communication&Organisation, 47, 141-157.

Le Moënne, Ch. (2015). Transformations des communications organisationnelles en contextes numériques. Quel contexte global d’émergence, quelles caractéristiques et tendances, pour quelles perspectives de recherches ?. Dans S.Alemanno, (dir.) 2015, Communication organisationnelle, management et numérique (21-44), L’Harmattan.

Le Moënne, Ch. (2013). Entre formes et normes. Un champ de recherches fécond pour les SIC, Revue française des sciences de l’information et de la communication, 2/2013.

Le Moënne, Ch. (2012). Technologies de l’information et de la communication et dislocation des entreprises. Vers une socio-économie des normes et des formes. Dans N. Denoit, (dir.) L’imaginaire et la représentation des Nouvelles Technologies de Communication (p.101-133). Presses de l’Université François Rabelais, Tours.

Le Moënne, Ch. (2007). Recomposition des espaces et des formes organisationnelles. Dans Y. Chevallier et B.Juanals (dir.) Espaces physiques et mentaux : identités et échanges. (p.209-225). Edition du Conseil Scientifique de l’Université de Lille 3.

Le Moënne, Ch. (2006 « Quelques remarques sur la portée et les limites des modèles de la communication organisationnelle, Communication&Organisation, n°30, pp.48-76.

Le Moënne, Ch. (1998). Communications institutionnelles et recompositions organisationnelles dans le secteur social. Dans Ch. Le Moënne (dir) Communications d’entreprises et d’organisations, PUR, p.145-164.

Le Moënne, Ch. (1997). Communication et induction dans les démarches de recompositions organisationnelles : d’une logique de la vérité à une logique de la convenance, Communication &Organisation n°12, 273-302.

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[1]Pour ce chapitre, nous nous sommes plus particulièrement appuyés sur les textes de CLM cités dans la bibliographie.

[2]Nous le ferons à la lumière de nos propres travaux orientés entre les années 90 jusqu’à 2010 au sein de la communication des organisations du côté de l’intégration des TIC dans les formes et la structuration de l’activité et du travail (régulations, recompositions, réflexivité, évaluations) entre évolutions de l’activité et transformations du travail notamment coopératif et collaboratif. Nous avons fait de l’étude des tensions, apories et asymétries une focalisation de nos recherches, entre une volonté de faire évoluer ou transformer l’activité et la modernisation supposée des ajustements et modifications liés aux TIC vis à vis de la réorganisation du travail au cœur des organisations. Un article paru en 2011 est assez emblématique de nos travaux dans cette période : « Le changement organisationnel construit dans l’évitement du projet de changement », (Durampart, 2011). A partir de 2010, nos travaux ont évolué vers la manifestation de savoirs liés à la distance sur Internet et le web, notamment dans le contexte des nouvelles formes d’apprentissages ou plus spécifiquement de la formation et de l’éducation dans un contexte plus international (Mexique, Brésil, Liban, Afrique, Canada). Nous nous intéressons alors aux apprentissages collaboratifs et coopératifs dans les organisations ou aux manifestations d’une expressivité électronique qui montrent des processus de continuité, de discontinuité, de prolongement, d’hybridation, disséminés entre savoirs constitués formels et nouvelles formes de savoirs informels ou dématérialisés. Nos recherches se focalisent aussi sur les évolutions éducatives liées aux dispositifs numériques ou aux proliférations de savoirs à distance qui soulignent aussi des changements controversés au sein des dynamiques sociales. Là encore, un chapitre d’ouvrage paru en 2013 est représentatif de cette autre période de recherche : « Les savoirs et pratiques dans tous leurs états : Prolifération des savoirs en action, appropriation, disséminations, à l’ère de la diversité des supports technologiques et des contextes d’usages », (Durampart, 2013).

[3]On comprend que ce positionnement est décalé par rapport à une simple analyse des métiers et professionnalités utiles à la « communication d’entreprises et d’organisation », et donc par rapport à des attentes vis-à-vis des « SIC » comme matrice des formations professionnelles à de nouveaux besoins sociaux. Un de ces décalages est signé par son approche de « l’in-formation » construite autour de l’approche constructiviste de J-L. Le Moigne.

[4]« Émerge ici une nouvelle conception des organisations que l’on peut qualifier de « systèmes artefactuels » (Simon 1991, Le Moigne 1991). Ces organisations-projets peuvent en effet être analysées comme des « dispositifs cognitifs collectifs » orientés vers l’action finalisée, faisant émerger dans le même mouvement l’organisation, des environnements compatibles avec ses buts (les ressources) et la clôture entre ces deux dimensions. » (Le Moënne, 1997, p.9).

[5]« Les objets techniques nouveaux qui font irruption dans la sphère productive ne sont pas pensables, ni concevables, ni socialement intégrables dans les symboliques qui avaient permis l’intégration sociale des machines dans l’organisation précédente ». Or cela ne s’observe guère ; dès lors il estime que penser en termes anciens des formes nouvelles d’organisation et de socialité… c’est « vouloir résoudre la quadrature du cercle » (p.159) : « C’est la tentative pour résoudre la quadrature de ce cercle qui est à l’origine de discours qui visent à mobiliser les opérateurs sur le sens et les valeurs, qui est à l’origine de la mise en place de procédures de gestion symbolique tendant à emporter l’adhésion et à essayer de créer des formes d’imaginaires communs. » (Le Moënne, 1995, p.157-59).

[6]Nous l‘avions longuement évoqué dans notre HDR afin de nous en revendiquer : Carré, Lacroix, Jouet, Bardini, pour des auteurs plus spécifiques (systèmes d’informations, autoroutes de l’information, régulation des systèmes de santé, usages des dispositifs et technologies informatiques et numériques, etc.) mais on peut penser à Flichy et Quéré pour une histoire et une pensée des techniques saisie en SIC.

[7]De fait, nous parlons du premier Latour, le sociologue des sciences, qui revient d’ailleurs sur ses premiers travaux autour la science en action, la traduction, dans « L’espoir de pandore » (Latour 2001) et non du Latour plus philosophe enrôlé dans l’anthropocène qui s’inscrit maintenant dans l’étude de la pensée et du rôle des sciences pour étudier la société et les grands mouvements des sociétés.

[8]Dans une précédente référence à Catherine Malabou, celle-ci disait fort justement : « L’accent est clairement mis aujourd’hui sur la polyvalence plus que sur le métier, sur la multiplication des rencontres et des connexions temporaires, potentiellement réactivables ».

[9]On peut citer le cas des crises en termes de ressources humaines chez Orange qui conduit actuellement à un procès assez retentissant de l’ancienne direction dans cette année 2019 vis à vis d’une affaire qui est une illustration des conséquences parfois dramatiques des formes de management distanciées, entre autres (Chloé Pilorget-Rezzouk — 8 août 2018, Liberation.fr).

[10]Anne Mayère est professeure des universités, Site Université Paul Sabatier Toulouse III : membre du Laboratoire CERTOP, Axe de recherche SANTAL. Valérie Lépine est Professeure en SIC à l’université Paul Valéry et membre du LERASS. Jean Luc Bouillon est Professeur en Sciences de l’Information et de la Communication, Université Rennes 2, Responsable de la spécialité Métiers de l’Information et de la Communication (MICO) du Master 2 Communication, Directeur-adjoint du PREFICS (EA4246) pour le site de Rennes. Fabienne Martin Juchat est Professeure à l’Université de Grenoble, membre du GRESEC.

[11]Il est intéressant de constater que certains de ces chercheurs cités : Bouillon, Lépine, Loneux, Bourdin, Durampart, Martin Juchat, ont rejoint le groupe Org&Co très rapidement après sa fondation alors qu’ils étaient eux même en période d’initialisation de leurs carrières d’enseignants chercheurs. Travaillant, correspondant, publiant, ensemble, ils ont évolué en parallèle et en proximité jusqu’à devenir progressivement ensemble dans des temps rapprochés Professeurs des universités, pour la plupart d’entre eux. D’une certain façon cette « jeune garde d’Org&Co » a formé une sorte de groupe informel soudé et a participé à plusieurs aventures scientifiques ou institutionnelles communes (Org&Co, LA SFSIC, des colloques ACFAS, des programmes ou contrats de recherche les rejoignant pour partie, un groupe de réflexion à l’Institut de la communication du CNRS (ISSC) …) se sont nourris les uns des autres et n’ont jamais perdu le contact avec ce groupe de recherche qui les avait réunis au préalable.

[12]Cette désignation assez étrange et difficilement explicable en quelques lignes est une référence marquée par la lecture de mille plateaux (Deleuze G. & Guattari, F., 1980). Dans cet ouvrage, les auteurs se livrent à une véritable déconstruction des courants de recherche en sciences sociales dominants dans les années 60 et 70. Ils taxent la sémiologie, à travers les sciences du langage, de trop s’enfermer dans l’articulation du signe combinant un signifiant et un signifié pour (ceci est dit très grossièrement) montrer que les signes sont à la fois tangibles et intangibles et qu’ils ne sont pas seulement constitués d’une matérialité mais aussi de toute autre forme relevant du psychisme et de l’action et que, de ce fait, le signifié s’échappe, est poreux et ne peut se réduire à la traduction d’une intentionnalité et d’une signification univoque.

[13]Membre de ce qu’on appelle l’école de Chicago (Économie et Droit), comme Milton Friedman, il a été à l’origine du cercle du Mont Pellerin, qui visait à influencer les milieux économiques internationaux dans le contexte de retour du libéralisme économique et de critique du modèle social soviétique, il a aussi contribué à la création d’un « prix Nobel d’économie » qui récompensera nombre de membres de l’École de Chicago.

[14]On peut juste regretter qu’il ne soit pas parvenu à la retracer dans une anthologie de textes fondateurs qui aurait eu l’intérêt de relier cet arraisonnement théorique avec une pensée élaborée en communication des organisations nourrie aussi par la pratique de la lecture de ses propres collègues.

[15]Dans ce texte de 2015, CLM intitule un long passage « Hayek et la question des mémoires de formes ». Ce questionnement sur la propagation des formes ouvre dès lors au passage suivant intitulé » La question des formes « objectales ».


Pour citer ce chapitre : 

Durampart M., 2021, « « Dislocation-recomposition » : dynamiques organisationnelles face aux mouvements sociotechniques », in Delcambre, P., et Gallot, S., 2021, Communications organisationnelles : Comprendre et discuter les propositions théoriques de Christian Le Moënne, ISBN : 978-2-9575064-0-8, p. 171-224.

 

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Chapitre 6 - Penser les organisations et leurs transformations : Rationalisations et « formes organisationnelles »

Jean-Luc Bouillon

Jean Luc Bouillon (chapitre 6 : Penser les organisations et leurs transformations : Rationalisations et « formes organisationnelles ») tente de suivre le rapport complexe que développe CLM aux normes et à la normalisation dans son analyse de la transformation actuelle des « formes d’organisation » – comprises comme états stabilisés – et des « formes organisationnelles » – comprises comme en cours d’émergence. Il cherche à comprendre ce qui amène CLM à dire que les formes sociales se développent selon des processus « infra-rationnels ». Jean-Luc Bouillon montre sur quelle culture des SHS...

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